Au coeur de l’usine à champions

Les sportifs made in China s’apprêtent à récolter lors des jeux Olympiques de Pékin les fruits de méthodes d’entraînement dignes des temps soviétiques. Mais les médailles ont leur revers. Enquête.

Publié le 4 août 2008 Lecture : 5 minutes.

La petite Yang Yali avait presque 15 ans en 1997 quand des responsables sportifs chinois ont débarqué dans son village de Ya’an, dans le sud-ouest de la province du Sichuan. Sa haute taille, ses larges épaules et sa foulée modelée par une heure de marche quotidienne pour se rendre à l’école ont tout de suite attiré leur attention. Après une batterie de tests physiques, ils ont décidé qu’elle deviendrait championne de kayak.
Sa famille a beau être plutôt prospère avec son élevage de cochons et de lapins à poil long, c’était une aubaine. L’année 1997 avait été difficile. « Nous lui avons expliqué que la vie au village était rude, qu’elle n’avait aucun intérêt à rester à la ferme », confie son père. Alors, vogue la galère. Ou plutôt le kayak.

Travail, talent, parti
« Quand j’ai vu le bateau pour la première fois, raconte Yang Yali, j’étais terrifiée. L’eau profonde m’angoissait. » On la comprend : elle ne savait, à l’époque, même pas nager ! Mais la machine à fabriquer des champions s’est mise en marche. Dix ans plus tard, Yang Yali est devenue une kayakiste de niveau international et s’apprête à participer aux jeux Olympiques de Pékin.
Bien sûr, le talent et les efforts fournis par la jeune athlète constituent la base de sa réussite. Mais ils n’expliquent pas tout. La redoutable efficacité du système sportif chinois (le juguo), directement dirigé par le Parti communiste, a joué son rôle. Tout part de l’idée que l’individu est au service de l’État – et non l’inverse. Résultat : la République populaire aligne les sportifs sur les podiums et engrange les médailles.
Les temps ont décidément bien changé. À l’époque (1966-1976) de la Grande Révolution culturelle prolétarienne, les compétitions sportives et « l’obsession du trophée » étaient vouées aux gémonies. Les athlètes envoyés aux champs, et les responsables sportifs persécutés. Mais les successeurs de Mao Zedong ont vite compris que les prouesses de ses athlètes pouvaient contribuer au retour de la Chine sur la scène internationale. En tant que (très) grande puissance.
Loin de se contenter des disciplines – tennis de table ou gymnastique – où les sportifs chinois excellent traditionnellement, les autorités ont ciblé un certain nombre de sports aquatiques : kayak, canoë, natation. Et n’ont pas hésité à recruter à l’étranger des entraîneurs réputés.
Joseph Capousek est de ceux-là. Dissident tchécoslovaque passé à l’Ouest en 1968, puis entraîneur de l’équipe allemande de canoë-kayak, il a débarqué à Pékin en 2005. Avec des méthodes de travail dont les Chinois n’avaient pas l’ombre d’une idée. Il n’a pas hésité à octroyer un peu de liberté aux athlètes, réduit les interdictions concernant la télévision et Internet, autorisé les téléphones portables et proposé des sessions d’entraînement originales, comme les randonnées à ski ! « De nombreux responsables étaient très remontés à ce sujet, raconte Capousek. Ils disaient que les athlètes chinois avaient besoin de pression et de discipline. ÂÂNon, c’est faux, ai-je répondu. Ce dont ils ont besoin, c’est d’autodiscipline. Le sport en Chine est organisé de manière militaire. Les sportifs sont tenus de marcher au pas, une-deux, une-deux.ÂÂ Mais cette époque est révolue. »
Est-ce si sûr ? Quarante-quatre jours avant l’ouverture des Jeux, Capousek a été remercié et remplacé à la tête de l’équipe de canoë-kayak par un officier de l’Armée populaire de libération. Xinhua, l’agence de presse gouvernementale, a invoqué ses résultats « décevants » et l’a accusé d’avoir « mal appréhendé » les différences entre athlètes chinois et allemands.
Yang Yali jure que sa motivation reste intacte, mais elle vit désormais coupée du monde, ignorant jusqu’au nom du lac sur lequel elle s’entraîne. D’arrache-pied. Pas le temps, bien sûr, de contempler le paysage : « Nous répétons inlassablement les mêmes gestes, comme des robots », confie Wang Feng, sa coéquipière. Bref, c’est le grand retour des bonnes vieilles méthodes militaires. Le même mot (tuiyi) désigne d’ailleurs un sportif à la retraite et un soldat démobilisé.

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Sélection impitoyable
À Xiantao, dans la province de Hubei, l’école de gymnastique Li Xiaoshuang est un modèle du genre. Les cent vingt élèves, dont l’âge varie entre 4 ans et 8 ans, y chantent à pleins poumons la gloire du héros local, double médaillé d’or aux J.O. : « Comme Xiaoshuang, transpirons / Pour devenir un jour des champions / Remporter la médaille d’or / Être célèbre partout dans le monde. » Mais ils ne se contentent pas de chanter ! Debout avant l’aube, ils se lancent aussitôt dans d’interminables séries de sprints, de pompes et de tours de piste. Après quelques mois de ce régime, même les plus jeunes sont capables de marcher sur les mains comme s’ils n’avaient fait que ça toute leur vie !
Les écoles de ce type constituent l’échelon inférieur du juguo, système manifestement inspiré du défunt modèle soviétique. On y applique d’impitoyables critères de sélection physique. Pour faire un bon gymnaste, il faut ainsi une cage thoracique très développée, de petites fesses, des bras et des jambes bien droits. Les autres peuvent aller se rhabiller. « Nous sélectionnons les graines, les plantons, les soignons, puis livrons de belles plantes », explique le vieil entraîneur Yan Yongping. Les élèves doivent « être déterminés, ne pas avoir peur de la mort et être capable de ravaler leur amertume ». On ne sait combien d’enfants fréquentent ces écoles. Certains spécialistes évoquent le chiffre assez effarant de 370 000.
Les résultats sont là : 32 médailles d’or aux J.O. d’Athènes 2004, juste derrière les États-Unis (35), mais devant la Russie (27). Mais à quel prix ! L’autorité des entraîneurs est en effet exorbitante, et les coups pleuvent. À l’école Li Xiaoshuang, « il arrive que des fessées soient données », reconnaît Yan Yong­ping, mais « très légères », comme « une marque d’amour ».
Aujourd’hui vendeur de voitures, le coureur de marathon Li Juan se souvient avoir été battu par son entraîneur avec une courroie de transmission modifiée à dessein. « Je ne me suis jamais plaint, dit-il, parce que le meilleur moyen de dépasser ses limites est souvent d’y être forcé. Mais ça m’énervait quand il nous battait sans raison. »
Et l’avenir ? 80 % des sportifs n’atteignent jamais la plus haute marche du podium. Et ceux qui y parviennent ne se voient offrir ensuite que des perspectives de réinsertion fort limitées, leur formation générale ayant été très négligée. Réaliste, la kayakiste Yang Yali envisage de devenir professeur d’éducation physique. « De toute manière, dit-elle, je ne pourrais rien faire d’autre. »

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