Pourquoi les Libériens attendent l’Amérique

Le pays est à feu et à sang depuis plusieurs semaines. Mais les États-Unis, qui l’ont créé au début du XIX e siècle, hésitent à y intervenir militairement. Malgré l’appel insistant de la communauté internationale.

Publié le 4 août 2003 Lecture : 5 minutes.

Les médecins de l’hôpital John-Fitzgerald-Kennedy de Monrovia ne savent plus où donner de la tête. Les stocks de médicaments sont épuisés, et les blessés s’entassent dans les couloirs. Il y a quelques semaines encore, devant l’ambassade des États-Unis, des Libériens en colère menaçaient d’entamer une grève de la faim pour obliger les autorités américaines à intervenir militairement avant qu’il ne soit trop tard. Mais rien n’y fait. Pas même les corps pulvérisés par les éclats d’obus et déposés devant les grilles de la représentation américaine.
À Washington, George W. Bush répète la même antienne depuis plusieurs semaines : « Charles Taylor doit s’en aller, le cessez-le-feu doit être en place et nous aiderons alors la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest]. » L’espoir soulevé à Monrovia par la décision du président américain d’envoyer au large des côtes libériennes une flotte de trois navires avec à leur bord 2 500 marines est vite retombé.
« Pourquoi donc les Libériens et la communauté internationale réclament-ils notre intervention, alors que presque tout le monde nous en a voulu de faire unilatéralement la guerre à l’Irak ? » C’est la question que se posent les citoyens américains depuis que les médias leur montrent des images de ce petit pays perdu d’Afrique de l’Ouest. Pourquoi les habitants de Monrovia parlent-ils des Américains comme de leurs frères ou de leurs pères ?
La réponse est dans l’Histoire sans doute oubliée du côté de Washington ou de Los Angeles : « Le Liberia a été fondé en 1821 par des esclaves africains-américains affranchis, à l’initiative de l’American Colonization Society, une association de philanthropes blancs et de racistes ordinaires. Les premiers esclaves libérés débarquent en 1822. Le territoire est dirigé par des gouverneurs blancs jusqu’à ce que les Africains-Américains, les settlers, par opposition aux indigènes, les natives, proclament la première république d’Afrique noire en 1847. Avec une devise : « Le rêve de la liberté nous a amenés ici ». Les settlers, qui n’auront jamais représenté plus de 5 % de la population totale (aujourd’hui environ trois millions), domineront politiquement et économiquement le pays pendant 133 ans, jusqu’en 1980. Les symboles disent tout cela : Monrovia doit son nom à James Monroe, cinquième président des États-Unis ; la deuxième ville du pays, Buchanan, doit le sien à James Buchanan, le quinzième président américain ; le drapeau libérien est la réplique de la bannière étoilée avec une seule étoile ; on rencontre des patronymes comme Sawyer, Cooper, Johnson, Tolbert dans l’élite politique libérienne. Mais la relation spéciale des États-Unis avec le Liberia va bien au-delà des symboles.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Américains profitent de leur emprise sur le pays pour réaliser une belle opération commerciale. En 1926, l’entreprise pneumatique Firestone Tire & Rubber Company of Ohio négocie avec le gouvernement libérien la location (pour 99 ans) d’un terrain de un million d’acres (un peu moins de 500 000 hectares) pour y développer la plus grande plantation d’hévéas au monde. C’était l’époque du boom de l’industrie automobile, et les États-Unis voulaient, à travers Firestone, mettre fin au monopole des Britanniques dans la production de pneumatiques. Firestone se frotte alors les mains, tout comme l’élite libérienne africaine-américaine. La compagnie construit de ravissantes villas, dans le pur style américain, pour les dirigeants du True Whig Party, le parti-État. Les affaires prospèrent. Ainsi, en 1950, Firestone fournit-il le quart des recettes fiscales du pays.
Le Liberia sera encore aux côtés des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Une base est installée à Roberts Field, près de Monrovia, pour ravitailler les avions militaires américains engagés dans la bataille en Afrique du Nord et en Europe. Fidélité aussi tout au long de la guerre froide. Tout au long de la présidence de William Tubman, entre 1944 et 1971, La Voix de l’Amérique, anti-communiste pure et dure, installe au Liberia sa station relais sur le continent et l’ambassade américaine devient le fief du dispositif de la CIA en Afrique.
William Tolbert, son successeur, ne change rien ou presque dans les relations du pays avec l’Amérique. Tout au plus donne-t-il quelques signes d’indépendance, comme la renégociation du contrat avec Firestone et la rupture des relations entre le Liberia et Israël, au lendemain de la guerre de 1973. Confronté à des difficultés économiques, Tolbert annonce en avril 1979 l’augmentation du prix du riz. Des manifestants révoltés par cette mesure descendent dans la rue et essuieront des tirs à balles réelles. Un an plus tard, en avril 1980, les natives, tenus à l’écart du pouvoir, y accèdent par la force.
Le sergent-major Samuel Doe et seize soldats demandent à rencontrer Tolbert à Executive Mansion, le palais présidentiel. L’audience s’achève dans un bain de sang. Une fois Tolbert massacré, les putschistes font passer par les armes treize de ses ministres à la plage de Monrovia. Les États-Unis prennent acte de la revanche des autochtones et soutiennent Doe. Il sera l’allié sûr de l’administration de Ronald Reagan, alors obnubilée par la menace du « révolutionnaire » libyen Mouammar Kadhafi. Doe recevra près de 500 millions de dollars d’aide américaine entre 1980 et 1985, et se voit invité par Washington à organiser des élections en 1985. Il obtempère, mais le dépouillement est laissé entre les mains de ses seuls fidèles. Le secrétaire d’État adjoint américain aux Affaires africaines de l’époque, Chester Crocker, estimera le 10 décembre 1985 devant le Congrès que cette élection était « un mouvement vers la démocratie » et qu’en tout état de cause, toutes les élections en Afrique étaient « réputées truquées ». Il restera solidement aux côtés de Doe lorsque celui-ci entreprend une purge dans les rangs des ethnies gio et mano au lendemain de la tentative de coup d’État ratée du 12 novembre 1985.
Lorsque Charles Taylor déclenche la guerre civile au Liberia en décembre 1989, la guerre froide n’est déjà plus qu’un souvenir. George Bush père décide de faire évacuer ses citoyens et laisse les Libériens régler leurs comptes entre eux. Doe est torturé à mort en septembre 1990, Firestone ne dépend plus vraiment de sa plantation exotique – le caoutchouc n’est même plus indispensable pour faire des pneumatiques – et les Américains ne savent plus pourquoi se soucier du Liberia. George Bush junior semble adopter la même politique que son père lorsqu’il affirme que « l’engagement américain sera limité ». Le locataire de la Maison Blanche semble se ranger du côté des faucons du Pentagone Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz, qui estiment que l’armée américaine ne doit pas se déployer au Liberia alors qu’elle est toujours en « guerre » en Irak et en Afghanistan, plutôt que du côté des Africains-Américains de l’administration, le secrétaire d’État Colin Powell et, dans une certaine mesure, Condoleezza Rice, favorables à une intervention résolue des États-Unis. Pendant que la valse-hésitation tient lieu de politique, les corps déchiquetés continuent à s’amonceler dans les rues de Monrovia et de Buchanan.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires