L’honneur retrouvé de la Belgique

Travailleur acharné, humaniste convaincu animé d’un sens aigu de l’indépendance, notamment vis-à-vis de l’Amérique, le chef de la diplomatie belge a réussi à redonner à son pays toute sa place sur la scène internationale.

Publié le 4 août 2003 Lecture : 9 minutes.

Si la vie d’un homme se résumait à des symboles, les objets qui trônent sur le bureau de Louis Michel, le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Belgique, suffiraient à définir le personnage : un portrait de Paul-Henri Spaak, ancien chef du gouvernement belge ; un autre de Jean Gol, ex-patron du Parti réformateur libéral (PRL), à qui il a succédé en 1995 ; celui du roi et de la reine, des objets d’art africains… Mais aussi des pipes traditionnelles éparpillées çà et là et une bibliothèque bien fournie. Louis Michel, 56 ans, est un amoureux des arts et un dévoreur de livres. L’homme, reconduit dans ses fonctions le 12 juillet, est aussi libéral, monarchiste et européen convaincu.
C’est dans ce vaste bureau du ministère des Affaires étrangères qui donne sur la rue des Petits-Carmes, au coeur de Bruxelles, qu’il passe le plus clair de son temps lorsqu’il n’est pas en voyage. Mais il lui arrive aussi d’accueillir des hôtes de marque ou de donner des cocktails dans son « bureau d’apparat », au palais d’Egmont, à 200 mètres de là.
À 6 h 30 du matin, il a déjà parcouru, dans sa voiture, la presse du jour. Il se plonge alors dans les notes que lui ont préparées ses conseillers et dépouille lui-même son courrier. Pas de réunion de cabinet systématique. Michel préfère rencontrer un à un ses collaborateurs pour aborder les différents sujets à l’ordre du jour.
Quand il a le temps de manger en ville, c’est-à-dire presque jamais, ce fin gourmet s’accorde un copieux repas dans un restaurant de Bruxelles. Autrement, il reste au cabinet où il grignote rapidement un steak-frites, entre deux bouffées de pipe, avant d’entamer au pas de charge la seconde partie de la journée. Qui se prolonge souvent au-delà de 23 heures ! Dans le passé, cette activité débordante lui a joué des tours. Ainsi, le 14 mai 2002, à l’issue d’une réunion ministérielle de l’Otan à Reykjavik, en Islande, il a été victime d’un malaise alors qu’il s’apprêtait à poser pour la traditionnelle photo de famille. Il a fallu que Colin Powell, Hubert Védrine et Javier Solana, ses homologues américain, français et européen, se précipitent pour l’empêcher de s’effondrer. Conduit à l’hôpital universitaire de la ville, il a été placé en observation pendant vingt-quatre heures. Sur le coup, il a pris l’alerte très au sérieux et promis de ralentir son rythme de travail. La promesse n’a pas tenu longtemps…
Quatre ans plus tôt, les ministres des Affaires étrangères européens avaient vu débarquer cet homme rond et jovial, qui s’exprime avec cet inimitable accent chantant qui fleure bon la Wallonie. À l’époque, nul hors de Belgique ne le connaissait vraiment. Issu d’une famille modeste, orphelin de père à l’adolescence, il choisit la carrière d’instituteur avant de devenir, entre 1968 et 1978, professeur de littérature néerlandaise, allemande et anglaise dans le secondaire, à Jodoigne, une commune de 11 000 habitants située au nord-est de la province francophone du Brabant wallon. C’est dans cette ville – où il réside encore aujourd’hui – qu’il adhère au Parti réformateur libéral (PRL), dissous depuis dans le Mouvement réformateur. Parlementaire en 1978, élu bourgmestre (maire) en 1983, il devient très vite un cacique du PRL, dont il préside aux destinées à deux reprises : de 1982 à 1990 et de 1995 à 1999. Entre 1980 et 1998, il a trouvé le temps d’écrire sept ouvrages politiques. Louis Michel joue son va-tout dans la campagne pour les législatives du 13 juin 1999 qu’il mène tambour battant. Il perd 15 kilos dans l’affaire, mais, après douze ans d’opposition, son parti devient un des plus importants de la communauté francophone de Belgique. Il s’engage dans une coalition « arc-en-ciel » avec les socialistes et les Verts (ces derniers en ont claqué la porte début mai 2003), et affirme, dès son entrée en fonctions, qu’il entend redonner à la Belgique toute sa place sur la scène internationale. Il s’efforce surtout de mettre en place une diplomatie « éthique », bâtie sur la défense des droits de l’homme. Ses compatriotes le prennent pour un rêveur.
L’affaire Augusto Pinochet, l’ancien dictateur chilien placé en résidence surveillée en Grande-Bretagne le 16 octobre 1998, lui offre l’occasion de donner la mesure de sa détermination. Il se bat jusqu’au bout pour que le Caudillo soit jugé en Europe. En vain.
Lorsque le chancelier autrichien Wolfgan Schüssel annonce, en janvier 2000, qu’il va former une coalition avec le parti d’extrême droite de Jörg Haider, Michel monte au front. Il prône la mise en quarantaine du gouvernement et du Parti conservateur autrichien, et lâche, sous le coup de la colère, une phrase qu’il regrettera par la suite : « Je recommande aux Belges de ne pas aller skier en Autriche. »
Certains l’accusent de ne s’attaquer à des symboles comme Haider ou Pinochet que pour des raisons de politique intérieure : il veut endiguer le progression du Vlaams Block, le parti flamand d’extrême droite, tout en s’assurant les suffrages de l’électorat de gauche traditionnel, des écologistes et des socialistes.
Sa politique « droit-de-l’hommiste » n’a pas toujours été facile à appliquer, notamment avec l’État hébreu. Après le déclenchement de la seconde Intifada, Michel a envisagé le rappel de l’ambassadeur de Belgique en Israël. Sa visite à Jérusalem, en février 2001, a contribué à arrondir les angles, avant qu’en juin de la même année des poursuites soient engagées contre Ariel Sharon, le Premier ministre israélien, pour sa participation présumée dans les massacres de Sabra et Chatila. Au nom de la loi dite de compétence universelle, aujourd’hui considérablement modifiée. En février, Michel, accusé par Jérusalem de s’acharner contre Sharon, publie une « Lettre ouverte à mes amis israéliens » dans le quotidien bruxellois Le Soir et dans quelques journaux israéliens. But de l’initiative : expliquer qu’il n’est en rien responsable des poursuites lancées par les tribunaux de son pays. Mais le malentendu n’est toujours pas dissipé.
En Belgique, ses adversaires l’accusent d’avoir engagé un combat moral qu’il n’a pas les moyens de remporter – lui-même a fait l’objet, le 20 juin, d’une plainte pour crime contre l’humanité de la part d’un petit parti nationaliste flamand – et déplorent ses « déclarations à l’emporte-pièce » dans lesquelles ils ne voient que des « bourdes diplomatiques ». Ils citent volontiers l’exemple de cette émission télévisée sur la chaîne privée belge RTL-TVI, où l’on avait demandé à Michel d’attribuer des points à des personnalités politiques. Il avait alors donné à Silvio Berlusconi, président du Conseil italien, la même note qu’aux talibans : un zéro pointé. Critiqué, Michel, peu après l’émission, persiste et signe : « Je donne les points que je veux. » Quelques jours plus tôt, le chef de la diplomatie belge avait qualifié les déclarations de l’Italien concernant « la supériorité de la civilisation occidentale sur l’Islam » de « stupidités ». Le ministère italien des Affaires étrangères a envoyé une lettre de protestation au Premier ministre belge Guy Verhofstadt, qui l’a fait suivre… à Louis Michel. Sans suite. Certaines de ses prises des position ont surpris jusqu’aux alliés traditionnels de la Belgique. Malgré les pressions américaines, il n’a pas hésité à rejoindre la France et l’Allemagne dans le camp des « antiguerre » sur le dossier irakien. Le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, a qualifié la Belgique de « pays courageux ». Michel, à qui il arrive de passer ses vacances dans les gorges du Verdon, dans le sud-est de la France, a apprécié que, « dans les affaires Pinochet et Haider, les Français aient été les meilleurs alliés de la Belgique ». Lorsque la Belgique, historiquement atlantiste, s’est retrouvée seule face à dix-sept pays dans le comité des plans de défense de l’Otan, dont la France ne fait pas partie, il a défendu sa position jusqu’au bout : « Ce n’est pas parce qu’on est un petit pays qu’on doit systématiquement s’aligner. » Le 1er mai, Michel a publié aux éditions Luc Pire, à Bruxelles, un ouvrage intitulé L’Axe du bien. Il y critique sévèrement la position américaine sur l’Irak, ce qui n’a surpris personne. Au lendemain des événements du 11 septembre 2001, alors que la Belgique présidait le Conseil européen, il avait lancé son fameux « alliés mais pas alignés » sur les États-Unis.
Un mois plus tôt, il avait pris de court le monde en se rendant à Cuba pour tenter de renouer le dialogue entre l’Union européenne et Fidel Castro. Après avoir emprunté une Chevrolet de 1940 à l’ambassadeur de Belgique à La Havane, on le vit parcourir la baie en moto, sanglé dans un impeccable costume vert foncé, entouré d’une dizaine de membres du Harley Davidson Club local. Arrivé à hauteur du Malecón, la route qui longe le front de mer, Michel pique une pointe de vitesse, comme il le fait les dimanches lorsqu’il sillonne sa terre natale avec ses deux fils – Charles, l’aîné, est ministre des Affaires intérieures de la région wallonne. S’engagea une course-poursuite entre le chef de la diplomatie belge et le service de sécurité. La télévision cubaine ouvrira son journal du soir sur cette image insolite. Fidel Castro, tombé sous le charme de ce Belge, impénitent fumeur de havanes, lançant à son hôte, pas peu fier d’avoir réussi à briser la glace : « Vous êtes dangereux, Monsieur Michel. S’il vous était arrivé quelque chose, c’est moi qu’on aurait accusé ! »
L’autre grande fierté de Louis Michel est d’avoir su reprendre pied dans l’Afrique des Grands Lacs, d’où la Belgique avait quasiment disparu après le génocide rwandais d’avril 1994 et la chute de Mobutu en mai 1997. En mars 2000, il est le premier ministre belge des Affaires étrangères à se rendre depuis onze ans dans l’ex-Zaïre. À l’époque, Laurent-Désiré Kabila est encore au pouvoir. Commentaire de Michel : « Ne pas aller en République démocratique du Congo sous prétexte que ce pays ne répond pas aux critères démocratiques serait un abandon de poste. » Pourtant, il n’entretenait pas les meilleures relations du monde avec l’autocrate congolais. En revanche, il considère Joseph Kabila, fils et successeur du précédent, comme un interlocuteur de valeur. Pour accélérer le processus de paix au Congo, le diplomate belge n’a pas hésité, en juillet 2002, à se rendre jusque dans la province de l’Équateur pour y rencontrer le leader du Mouvement de libération du Congo (MLC), Jean-Pierre Bemba. En juin 2002, il a été le seul responsable occidental présent aux festivités du 42e anniversaire de l’indépendance de la RDC. C’est par sa voix que la Belgique a reconnu sa responsabilité dans l’assassinat, le 17 janvier 1961, de l’ancien Premier ministre congolais Patrice Emery Lumumba. C’est encore lui qui, en 2000, a incité son Premier ministre à aller à Kigali pour reconnaître la passivité de la Belgique dans le génocide rwandais. Ce plaidoyer pour le Rwanda n’a pas empêché, par la suite, Louis Michel de dénoncer l’occupation de l’Est congolais par Kigali. Ses relations n’ont, de fait, pas toujours été faciles avec Paul Kagamé. La journaliste belge Colette Braeckman raconte dans son ouvrage Les Nouveaux Prédateurs, paru en janvier 2003, que Michel s’était plaint auprès du numéro un rwandais des viols perpétrés par les soldats de ce dernier en RDC. « Mais on viole les filles dans tout le Congo, s’était emporté Kagamé. Pourquoi accuser plus particulièrement mes soldats ! » Par la suite, Michel reviendra plusieurs fois à la charge.
Cet homme, qui déclarait à son arrivée au ministère des Affaires étrangères qu’il lisait Jeune Afrique pour tenter de mieux comprendre le continent africain, se sera rendu dans pratiquement tous les pays concernés par la guerre au Congo. Il a interrompu, début mai 2003, sa campagne électorale pour assister à la passation de pouvoir au Burundi.
Une grande complicité le lie à son Premier ministre, le Flamand Guy Verhofstadt – qu’il appelle au téléphone parfois dès 6 heures du matin. S’exprimant parfaitement en néerlandais, Michel, infatigable chercheur d’équilibre communautaire, est devenu populaire même au-delà de la « frontière linguistique », dans la partie flamande du pays. Dans ce petit royaume si compliqué, cela s’apparente à un exploit politique. Enfin, ultime avantage, il a les faveurs du Palais royal, qui lui sait gré d’avoir réussi, qui plus est en bousculant les convenances, à sortir la Belgique d’une longue léthargie diplomatique.

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