Féminismes africains : « Nous devons désapprendre le sexisme qu’on nous a inculqué »

Dans un recueil de quinze entretiens avec des militantes de tout le continent, la chercheuse sénégalaise Rama Salla Dieng se fait l’écho des discours et des récits féministes des Sud. 

Une militante de l’ANC lors d’une manifestation en 2014 à Pretoria. © REUTERS/Mike Hutchings

Publié le 19 février 2022 Lecture : 5 minutes.

Que signifie être féministe aujourd’hui en Afrique ? L’universitaire et écrivaine sénégalaise Rama Salla Dieng tente de répondre à la question dans le recueil d’entretiens Féminismes africains, une histoire décoloniale (Présence africaine, 2021). Sa compatriote Mame-Fatou Ndiang, réalisatrice du documentaire  Marianne noires, la militante égyptienne des droits humains Yara Sallam, Amal Bint Nadia, modératrice du mouvement #EnaZeda (Me Too tunisien), ou encore la Ghanéenne Nana Darkoa, cofondatrice du blog sur la sexualité « Adventures from the bedrooms of African women » y exposent leurs engagements et se confient sur leurs combats de tous les instants.

Il aura fallu plusieurs allers-retours pour fixer définitivement un rendez-vous avec Rama Salla Dieng, elle-même militante. Des contretemps qui illustrent, selon cette maitresse de conférence en développement international et études africaines à l’université d’Edimbourg (Écosse), la charge mentale qui pèse de plus en plus lourdement sur les femmes depuis l’arrivée du Covid-19.

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Jeune Afrique : Peut-on estimer à quand remonte l’émergence du féminisme en Afrique ? 

Rama Salla Dieng : Les féminismes africains sont aussi anciens que le continent lui-même, ils existaient avant même l’apparition de ce terme. Il y a toujours eu des femmes et des hommes qui ont voulu faire bouger les lignes, œuvrer pour les droits des femmes. La première université du monde a par exemple été créée par une femme africaine, la Marocaine Fatima al-Fihriya.

Mais souvent, l’attention s’est focalisée sur des personnalités qui appartenaient à l’élite et avaient la possibilité de faire entendre leur voix, et cette autre forme de domination se faisait au détriment d’autres femmes, qui n’étaient pas de rang noble, qui n’étaient parfois pas instruites.

Vous soulignez le besoin d’historiciser les mouvements féministes africains. Est-ce cette nécessité qui a motivé votre démarche ?  

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L’objectif était d’aller vers les féministes africaines et de les laisser réaliser elles-mêmes une historiographie féministe du continent et de sa diaspora. Ce n’est pas que les voix de femmes n’existaient pas jusqu’ici, c’est qu’elles ont été contraintes au silence par une manière de dire l’histoire qui mettait délibérément en avant la voix des hommes – tout simplement parce que la plupart des historiens étaient des hommes.

Les féministes africaines et des Sud rejettent le privilège blanc et refusent l’homogénéisation des femmes

C’est la même chose en politique : les femmes ont toujours été présentes dans ce domaine, mais comme les hommes dominent les partis, elles n’ont pas la priorité pour s’exprimer. On dit souvent que les groupes marginalisés sont silencieux, alors que la société ne se montre pas capables de les écouter, de comprendre leur vision politique.

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Votre ouvrage dénonce la domination du féminisme occidental sur ceux des Sud. Quels sont leurs principaux points de divergence ?

La différence est principalement la reconnaissance d’un patriarcat qui est le produit d’un triple héritage : indigène, issu des religions monothéistes et colonial. Les féministes africaines et des Sud rejettent le privilège blanc, mettent en avant la question raciale et le refus de l’homogénéisation des femmes.
Certaines des féministes africaines de la nouvelle génération osent aussi exprimer leur féminisme de manière créative, loin de ce lourd legs, pour mettre avant les questions du bien-être et de la santé mentale, ou le plaisir sexuel.
La grande similarité d’expériences entre les féministes des Sud a un impact sur leurs modes d’action. Elles ont plus recours au networking, il y a plus de sororité, car ces militantes ont conscience qu’elles appartiennent à quelque chose de plus grand. Toutefois, il demeure des différences dans les combats prioritaires à mener, dans les idéologies féministes aussi, aussi bien en Afrique qu’en Occident.

Quelles sont ces différences ? 

Dans toute l’Afrique, les féministes font face à des fléaux communs : les violences basées sur le genre (VBG), les inégalités salariales et le manque d’accès aux ressources productives comme la terre. Les différences qui existent sont filles de leur temps et de leur société. Par exemple, si les inégalités au travail et les discriminations envers les personnes LGBTQI sont une constante partout, les militantes d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale et certaines en Afrique du Nord en sont toujours à lutter pour la révision du code de la famille et s’intéressent à l’accès à l’avortement médicalisé et à la criminalisation des VBG. Dans d’autres pays comme l’Afrique du Sud, les provisions légales existent constitutionnellement pour les personnes queer, mais il n’en demeure pas moins que ces personnes subissent quotidiennement des violences.

Les féministes se font souvent harceler en ligne et se coupent parfois de leur entourage

Pourquoi, au-delà de leurs combats, interrogez-vous vos interlocutrices sur leurs routines bien-être ?  

C’est une question que je pose de manière très politique. Nos projets de transformation sociale radicale – combattre le pouvoir patriarcal, lancer des actions collectives avec pour but de transformer la société en profondeur – sont de grande envergure. Par ailleurs, les féministes se font souvent insulter et harceler en ligne parce qu’elles ont des points de vue radicalement divergents et certaines se coupent parfois de leur famille ou de leur entourage à cause de ces divergences.

La majorité des personnes avec qui j’ai échangé ont des rituels de bien-être et accordent la priorité à leur santé mentale et physique. Elles reconnaissent qu’il leur faut des moments de silence, de déconnexion pour pouvoir réaliser ce travail de longue haleine.

Vous appelez les lecteurs à incarner une politique féministe dans les relations interpersonnelles, communautaires, amicales, familiales, professionnelles. Comment le faire concrètement ? 

Le féminisme est quelque chose que l’on doit vivre au quotidien. On doit désapprendre la part de sexisme qu’on nous a inculquée depuis le plus jeune âge, se demander comment on éduque nos filles, comment on les prépare à être de futures épouses ou mamans ou comment on limite leurs ambitions. Il faut aussi s’interroger sur pourquoi un homme qui prend part à l’éducation de ses enfants est considéré comme faible, pourquoi la masculinité toxique empêche certaines personnes de jouer leurs rôles.

Nous devons aussi nous pencher sur les causes profondes de ces normes sociales et imaginer quel potentiel pourrait émerger si l’on remettait en cause ensemble ces manières de faire et de penser.

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