Jusque sous la douche

Douze jeunes Africains enfermés dans une villa sous l’oeil de vingt-sept caméras pendant cent six jours : c’est « Big Brother Africa ». Du sexe, de l’alcool et déjà 25 millions de téléspectateurs.

Publié le 4 août 2003 Lecture : 6 minutes.

Pas de chance pour Bush. Pendant trente minutes au moins, le 11 juillet, l’Ouganda l’a oublié. Gaetano, simple étudiant en droit, a volé la vedette au président américain, en visite officielle à Kampala. Crime de lèse-doubleiou ? Peut-être. Mais Gaetano, lui, a le mérite d’être jeune, célibataire et manifestement dénué de toute préoccupation politique. Il possède même, aux dires des téléspectateurs les plus assidus, d’incontestables atouts (physiques, il s’entend). Il aime son père et le matooke, un plat ougandais à base de banane-légume dont la saveur – quasi inexistante – avoisine celle de la patate douce. Surtout, depuis le 25 mai, il fait partie des douze participants anglophones à la première édition panafricaine de Big Brother. Enfermés, cent six jours durant, dans une villa de la morne banlieue de Randburg, à la périphérie de Johannesburg, tous espèrent gagner les 100 000 dollars promis au survivant de cette aventure. Sous le regard attentif de deux perroquets et de vingt-sept caméras : bienvenue dans le Loft africain.
L’émission, lancée par la chaîne de télévision payante sud-africaine M-Net et coproduite par la société néerlandaise Endemol, mère du concept Big Brother, est diffusée 24 heures sur 24 dans quarante-deux pays du continent. Le tout par satellite évidemment. Les non-abonnés (soit l’immense majorité des 25 à 30 millions de fidèles que revendiquent les producteurs) n’ont, eux, droit qu’à une demi-heure quotidienne sur les chaînes hertziennes locales. Il n’empêche : Gaetano et ses codétenus sont célèbres ; George W. Bush l’a appris à ses dépens. Le président américain « est ici pour quatre heures, et Gaetano pour cent six jours, remarque-t-on dans les rues de Kampala. Qui devrions-nous écouter ? » Bush, soulignait à la mi-juillet un rédacteur en chef du Sunday Vision, n’a été qu’une « interruption passagère dans toutes les discussions sur Big Brother. Peu de gens reconnaîtraient son visage si vous le leur montriez sur une photo, mais tout le monde reconnaîtrait Gaetano ».
Tout aussi (re)connus : Abby, la consultante sud- africaine délurée ; Bruna, le mannequin angolais métis, rapidement mise hors jeu ; Zein, du Malawi, qui l’a suivie quelques jours plus tard ; Warona, du Botswana, qui aime le curry thaï et Bob Marley ; Alex, le Kényan, lui aussi éjecté de Big Brother Africa (BBA) ; Cherise, tout droit venue de Zambie ; Tapuwa, la Zimbabwéenne ; Bayo, le Nigérian, qui a la mauvaise habitude « de continuer à manger même quand il n’a plus faim » ; Mwisho, le Tanzanien résolument cool qui « travaille pour son propre compte » ; ou encore Sammi, animateur radio au Ghana. Et puis il y a Stefan, le très controversé – mais ô combien populaire – candidat namibien. Son tort ? Être blanc. À Windhoek, racontent les journalistes du Namibian, nombre de téléspectateurs « ont clairement dit qu’une personne blanche ne pouvait pas représenter le pays », qui n’en compte que 10 %. Stefan, pourtant, totalise chaque semaine entre 20 % et 30 % d’opinions favorables sur le site officiel du jeu. Son atout ? Être (le seul) Blanc, sur qui peut se reporter le vote d’une partie des Sud-Africains blancs, analyse le Sowetan, le plus grand quotidien populaire de Johannesburg. Pour ne rien gâcher, Stefan adore jouer des tours à ses camarades et a même une phrase fétiche : « L’amour peut ouvrir le coeur des hommes. » Tout un programme…
Enfermé avec ses colocataires anglophones, Stefan ne soupçonne pas l’ampleur de la polémique que sa tignasse blonde et ses yeux verts ont soulevée. Ni celle provoquée par la diffusion des ébats – dissimulés à la hâte sous des couvertures – de Gaetano et d’Abby. « Gaetano [depuis promu sex-symbol continental, NDLR] est tellement mignon », soupire J.J. sur le forum Internet que le journal ougandais New Vision a consacré à l’émission. « Abby a de la chance ! » Le couple éphémère est pourtant loin de faire l’unanimité : « Seuls les chiens copulent au vu et au su de tout le monde », s’emporte un autre téléspectateur. Mais la vraie question, soulignent unanimement les adeptes de BBA, c’est le sida. « Gaetano sait-il si Abby est séronégative ? » s’interroge-t-on sur le Web. « Bien évidemment », assure Kole Omotoso, « conseiller culturel » pour l’émission et professeur d’université en Afrique du Sud. « Nous avons fourni des préservatifs et proposé un test VIH pour qui le souhaite. »
Il n’en fallait pas plus pour déclencher l’ire des pays africains les plus conservateurs. « BBA encourage l’immoralité, l’indécence et la malhonnêteté », ont averti des évêques zambiens dans une pétition au gouvernement de Lusaka. « L’émission tourne en ridicule les valeurs culturelles de l’Afrique ; elle doit être retirée de l’antenne. » Mêmes protestations indignées à Abuja, où les autorités dénoncent, via le Comité national de surveillance de l’audiovisuel, « une insulte à la culture nigériane et une violation de la vie privée ». Preuve, pour la presse du Botswana, « qu’on peut le détester, mais qu’on ignore pas Big Brother Africa ». La très prisée shower hour, pendant laquelle les candidats sont filmés nus, n’a évidemment rien arrangé. La consommation immodérée d’alcool dans la villa non plus. Exceptionnellement consultés sur la question le 26 juillet, les téléspectateurs ont d’ailleurs décidé à 73 % de rationner la villa en bouteilles. Une « sanction » que les neuf candidats restants ont fort peu goûtée. Mais le début de mutinerie qui a suivi a tourné court, et la vie dans la villa a vite retrouvé son cours. Avec son lot de questions métaphysiques, type « qui va nettoyer ? ». Et les téléspectateurs en redemandent. À Gaborone, certains ont beau affirmer que BBA est « d’un ennui mortel » et que l’émission ne constitue « qu’une perte de temps », ils sont bien plus nombreux à souhaiter que l’émission passe de trente minutes à une heure.
BBA demeure en effet très populaire au sein de la classe moyenne aisée africaine. Un phénomène dont on s’étonne à Kampala, où l’on remarque que l’on n’avait jamais rien vu de tel, « même pour les résultats du foot ou du cricket ». « Il y a des gens qui quittent leur bureau et se dépêchent de rentrer le soir pour regarder la télévision », raconte Wafula Oguttu, rédacteur en chef du Monitor dans les colonnes du Washington Post. « Les gens veulent voir, sur leur écran, des choses qui les concernent, et non plus des shows qui viennent des États-Unis ou d’Europe. » Lui remarque que l’émission « est très drôle parce que certains des sujets qui sont abordés sont très africains », et cite, pêle-mêle, « les blagues sur les familles nombreuses », « les gens qui mangent trop lorsqu’on les invite » ou « les hommes qui épousent trop de femmes ». « Ça parle de nous, conclut Oguttu. C’est pour cela qu’on aime. » Tant pis si l’émission ne met en scène qu’une élite urbaine qui, à l’instar de Stefan, adore les sushis et a déjà voyagé. Tant pis aussi si seulement 4 % des Africains possèdent un poste de télévision et si les fans de BBA qui souhaitent s’abonner à M-Net doivent payer 60 dollars par mois, soit deux fois le salaire moyen en Afrique. L’essentiel, souligne Kole Omotoso, c’est que les candidats « représentent une aspiration pour le reste de la société africaine […]. Ils sont privilégiés, mais il fallait un certain niveau pour qu’ils puissent toucher toutes les couches sociales ».
Voilà donc BBA promue élément fédérateur. D’autant que pour une fois, souligne-t-on sur l’ensemble du continent, il ne s’agit plus de montrer des images de dictatures, de guerres ou de famines. Carl Fisher, directeur de la production locale pour M-Net, en est d’ailleurs fier : « C’est la première fois qu’une émission de pur divertissement réunit plusieurs pays africains. C’est une occasion unique pour les téléspectateurs de voir ces échanges en direct tous les jours, et de balayer certains stéréotypes. » Ainsi Bayo le Nigérian s’est-il révélé un colocataire tranquille, qui se lève le matin pour préparer le petit déjeuner, et non un voleur paresseux. Pour la plus grande surprise de Gaetano. Kole Omotoso espère, quant à lui, que l’émission « va ouvrir les yeux des Sud-Africains qui pensent que les autres pays africains sont arriérés, alors qu’on trouve partout une classe de gens intégrée dans la culture mondiale ». Si l’on n’y prend garde, lesdits Sud-Africains pourraient même se révéler moins arrogants qu’on ne le croit. Mais laissons ces considérations métaphysiques pour retourner au quotidien du Loft africain : « Qui a encore volé les oeufs ? »

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