Bienvenue au Camp Cropper !

Publié le 4 août 2003 Lecture : 3 minutes.

C’est l’histoire de la mésaventure advenue, dans Bagdad, à Qays Mohamed el-Salman. Une histoire qu’on aurait du mal à croire si elle n’était racontée, de source directe, dans le quotidien britannique The Independent, par son envoyé spécial Robert Fisk, un des meilleurs connaisseurs du Moyen-Orient.
Salman, souligne-t-il dès l’abord, est l’un de ces hommes dont l’ambassadeur américain Paul Bremer devrait avoir aujourd’hui le plus urgent besoin. Haïssant Saddam Hussein, il avait fui l’Irak en 1976 pour revenir seulement, une fois son pays « libéré », avec une serviette regorgeant de plans consacrés à la restauration de ses infrastructures et notamment de son système d’épuration des eaux. Salman est en effet un ingénieur, un chercheur, qui travailla en Afrique, en Asie et en Europe. Citoyen danois, il parle couramment l’anglais et se considérait même comme proaméricain. Du moins jusqu’au 6 juin.
Ce jour-là, comme il circulait en voiture dans la rue Abou-Nawas, au centre de la capitale, il fut pris sous le feu de soldats américains sans comprendre pourquoi, n’ayant aperçu aucun poste de contrôle. Tandis que fuyaient son chauffeur et un autre passager, il resta tranquillement près du véhicule aux pneus éclatés, sûr qu’il s’agissait d’une erreur. Ce qu’il dit aux militaires promptement arrivés, les uns dans une automobile civile, d’autres dans des voitures militaires.
Il était un chercheur scientifique, leur expliqua-t-il en leur montrant ses papiers : son passeport et son permis de conduire danois, ainsi que des comptes-rendus médicaux. Sans s’y intéresser outre mesure, les soldats le firent coucher par terre, lui lièrent les bras derrière le dos, attachèrent ses pieds et l’embarquèrent dans une de leurs voitures.
« Au bout de dix minutes, raconta-t-il à Robert Fisk, les soldats me firent sortir devant un groupe de journalistes et de photographes. M’ayant un moment détaché, ils me plaquèrent une fois de plus sur le sol puis, face aux caméras, m’entravèrent encore pieds et mains avant de m’enfourner à nouveau dans leur véhicule… »
Destination : le vaste centre de détention baptisé « Camp Cropper », aménagé par les Américains dans l’aéroport international de Bagdad et où s’entassent quelque deux mille prisonniers dans des conditions inhumaines dénoncées par Amnesty International jusqu’au moment où l’accès lui en fut interdit.
Salman, pour sa part, y fut enfermé dans la « tente B », sorte de vaste coupole de toile contenant près de cent cinquante détenus. « Il y avait là toutes sortes de gens, rapporte-t-il : des intellectuels de grande culture, médecins ou universitaires, à côté des individus les plus bestiaux, des voleurs et des criminels comme je n’en avais jamais vu jusque-là. »
Le matin suivant, on l’amena pour interrogatoire devant un officier de renseignement américain. De nouveau, il exhiba ses papiers, notamment des lettres qui l’associaient aux projets d’assistance des États-Unis. Pour toute réponse, l’officier fixa sur sa chemise un badge où il était écrit : « Suspect d’assassinat ».
Nul doute, observe Robert Fisk, qu’il y a des assassins au Camp Cropper, des tortionnaires, des pillards ou de simples baasistes, tout comme des gens incarcérés par hasard. Seuls, néanmoins, des prisonniers « sélectionnés » étaient battus pendant les interrogatoires. Ce ne fut pas le cas de Salman. Mais on ne lui donna pas d’eau pour se laver et, en dépit de son insistance, nul n’informa sa mère, habitant Bagdad, de son arrestation, pas plus que les autorités danoises. Alors, après un second interrogatoire, où il tenta de nouveau, vainement, de démontrer son innocence, il entama une grève de la faim. Aucune charge n’avait été retenue contre lui.
Pour heureuse qu’elle soit après un tel prélude, la fin de l’histoire est à la mesure de l’extraordinaire mépris de l’homme dont elle témoigne :
« Après trente-trois jours au Camp Cropper, raconte Salman, quelques soldats vinrent me prendre pour me ramener à Bagdad. Ils me relâchèrent dans la rue Rachid, me restituèrent mes documents et mon passeport danois, puis dirent simplement : « Sorry » »…

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