Bagdad stories

Arrestations massives, perquisitions musclées, tirs à l’aveuglette… Les GI’s multiplient les bavures dans la capitale irakienne, creusant tous les jours un peu plus le fossé qui les sépare de la population. Témoignages.

Publié le 4 août 2003 Lecture : 9 minutes.

Miliciens et bourreaux ont depuis longtemps déserté les locaux des Moukhabarat, les services de renseignements de Saddam. Ces lieux de sinistre mémoire, non loin de la Foire internationale de Bagdad, abritent aujourd’hui une population hétéroclite d’Irakiens : familles réfugiées, mendiants et pillards de tout acabit, qui ont trouvé là un judicieux moyen de se loger gratuitement. Ainsi va la vie à Bagdad…
Ils sont une quinzaine – hommes, femmes et enfants – à sortir des bâtiments pour venir à ma rencontre en ce dimanche 27 juillet. Après les salutations d’usage, ils parlent bruyamment d’eux et de la situation. L’un d’entre eux est un ancien prisonnier politique qui a longtemps séjourné dans les prisons de Saddam Hussein. Tous ont célébré la mort d’Oudaï et de Qoussaï, les fils honnis du raïs déchu. Malgré l’histoire chargée des lieux, ils ne sont nullement effrayés à l’idée que les âmes damnées des miliciens reviennent les hanter : « Les vivants et les morts de l’ancien gouvernement n’ont plus leur place ici, ni dans le reste du pays ! » Mais tous n’en sont pas moins furieux contre les Américains…
La veille, la visite de vingt GI’s accompagnés d’un traducteur irakien leur a laissé un fort mauvais souvenir. Après avoir rassemblé les hommes, ils leur ont attaché les mains derrière le dos. Poussant devant lui un gamin d’environ 5 ans, un Irakien raconte : « Un soldat a plaqué son arme là, contre la nuque de l’enfant, et le traducteur a crié « Vous avez jusqu’à dix pour nous remettre toutes vos armes, sinon… » Puis il a commencé à compter. Les femmes leur ont donné les armes. » Un autre enchaîne, la voix tremblante de colère : « Ils sont repartis sans même nous détacher. Il a fallu envoyer quelqu’un chercher des couteaux pour nous libérer », explique-t-il en exhibant des marques rouges à ses poignets. « Pourquoi nous traitent-ils ainsi ? »
Cette question revient comme un leitmotiv dans la bouche des Bagdadis. On est en droit de mettre en doute la véracité du témoignage des habitants du quartier des Moukhabarat – l’enfant mis en joue, l’argent que les soldats leur auraient pris. Les Américains démentent systématiquement les abus dont ils sont régulièrement accusés. Mais les récits de leur arrogance, de leur agressivité, de leur violence parfois, se multiplient. Augmentant d’autant le ressentiment à l’encontre de ceux qui sont de moins en moins perçus comme des libérateurs.
Sur les chars qui quadrillent la capitale irakienne, la nervosité des GI’s qui scrutent les boulevards, le doigt sur la gâchette, est palpable. Et les « bévues » qui en résultent prennent parfois les proportions d’un massacre.
« Shit ! » : commentaire d’un soldat américain devant le résultat d’une opération particulièrement ratée. Sous ses yeux, trois véhicules aux pare-brise criblés de balles et deux autres transformés en carcasses calcinées. Sur le sol, des bris de verre et du sang. District d’el-Mansour, à l’ouest de la capitale, le 27 juillet. Ce soir, la rue est envahie par une foule d’Irakiens criant leur colère et leur incompréhension face au drame qui vient de se nouer. Les Américains étaient venus chercher Saddam Hussein. Quelques jours avant la chute du régime, l’aviation US avait déjà pilonné deux maisons, à ce même endroit, derrière le restaurant Saha, faisant seize morts civils. Ce soir, combien de victimes ?
Les faits : une heure plus tôt, des GI’s sortent de cinq véhicules blindés et font irruption chez Rabi’a Mohamed el-Habib, derrière le restaurant. Rabi’a est probablement un cheikh, en tout cas un homme important, dont la tribu était notoirement liée au clan Saddam. Excepté un garde, qui fut abattu, les soldats n’ont trouvé personne. Mais pendant la durée de l’opération, aucun périmètre de sécurité n’a été établi, aucune mesure n’a été prise pour empêcher les voitures de circuler. Panique, précipitation ou négligence ? Les soldats postés à l’entrée de la maison ont fait feu sur le premier véhicule qui s’est engagé dans la rue, puis sur le deuxième, qui venait de la direction opposée. Deux adolescents qui couraient se mettre à l’abri ont été fusillés, et deux voitures ont explosé. Les témoins ont vu un homme s’effondrer, la tête ouverte, la cervelle répandue sur le sol. « Ce que vous voyez là se produit quotidiennement à Bagdad. Tous les jours, les Américains tuent le peuple irakien ! Saddam, d’accord. Mais nos enfants, nos familles ! Pourquoi ? Ces gens passaient là par hasard ou pour rentrer chez eux. Ils se sont fait tirer dessus sans sommation, comme des lapins. » Ce n’est pas de la tristesse qui anime cette foule, mais de la rage.
Même sentiment à l’hôpital Yarmouk, où viennent d’être transportées une partie des victimes. Selon le médecin en charge, l’établissement a recueilli quatre morts et deux blessés graves. Il ignore le nombre de personnes acheminées vers les hôpitaux alentour. Sur le même ton calme et posé, il déclare ensuite : « Si un seul de ces Américains ose entrer dans cette salle, je le tue de mes propres mains. Allez le leur dire pour éviter un malheur ! Ils n’ont même pas pris la peine de transporter les blessés. Ce sont des Irakiens d’el-Mansour qui s’en sont occupés. » Ainsi va la vie à Bagdad…
Le lendemain, 28 juillet, constat étrange : aucune conférence de presse n’est organisée par les autorités américaines. À Washington, l’heure est à l’optimisme : « Nos filets se referment sur Saddam. » À Tikrit, ville natale du fugitif, un garde du corps a été arrêté. Il passera bientôt aux aveux, nous assure-t-on. Pas un mot sur l’opération désastreuse d’el-Mansour. Les Irakiens morts cette nuit-là étaient pourtant tous des civils. À croire que cela n’était qu’un mauvais rêve ou une hallucination collective.
El-Mansour a retrouvé son visage habituel. Le quartier est même plutôt désert en cette heure brûlante de l’après-midi. Devant le restaurant Saha, un garçonnet en guenilles, un bébé endormi dans les bras, mendie quelques dinars. D’échoppe en échoppe, de voisin en voisin, l’histoire des victimes se reconstitue, en bribes, grâce aux témoignages.
Mazen Elyas, un chrétien d’une quarantaine d’années, a pris le volant de sa voiture vers 18 h 30, la veille, avec sa mère et son frère, pour se rendre à l’église. Il fut stoppé net par une balle américaine dans la tête, deux rues plus loin. La voiture de Mazen, une Chevrolet Malibu, est bien connue du voisinage. Elle lui a été donnée par le gouvernement Saddam après un accident d’auto qui lui a fait perdre l’usage de ses jambes. Il était écrit que Mazen finirait par mourir dans sa voiture. Les voisins et les commerçants gardent un souvenir terrifié de sa cervelle répandue sur la route.
Mazen habitait un appartement, non loin du restaurant. Fadi Barrash, l’un de ses proches, qui a eu la chance de quitter la maison quinze minutes avant la fusillade, en est aujourd’hui l’unique habitant. Debout dans l’entrée ornée de posters représentant de luxuriants paysages suisses, il fait part de son désarroi : « Mazen est mort, Dieu ait son âme. Mais qu’est-il arrivé à sa mère, Tamantine, âgée d’un peu plus de 70 ans, et à Thamir, son frère de 50 ans ? » Tous deux ont disparu. Plusieurs témoins parlent d’Américains en civil ou en uniformes « bleus » qui auraient chargé leurs corps dans un van. Depuis, Tamantine et Thamir sont introuvables. Les Américains ont dit qu’ils avaient été transportés au military hospice, mais personne ici ne sait où se trouve cet hôpital militaire, ni même s’il existe.
L’enquête se poursuit à l’hôpital Yarmouk ou, plus exactement, dans la salle mortuaire de l’établissement. « Chambre froide », indique la porte d’entrée. De l’autre côté, quatre cadavres abandonnés dans une petite cour extérieure pourrissent en plein soleil. Le dernier arrivé, il y a quelques heures, a été abattu d’une balle dans la tête par un groupe radical chiite parce qu’il vendait de l’alcool. Rien à voir avec la tuerie d’el-Mansour, mais la masse de chair difforme qui dépasse de la couverture sanguinolente est une preuve de l’insécurité qui règne à Bagdad. Décidément, on est loin de la « normalisation » annoncée par Washington.
Dans le petit bureau attenant à la cour, un médecin confirme la réception, la veille, d’un cadavre aux jambes handicapées et à la cervelle réduite en bouillie en provenance d’el-Mansour. Ainsi que deux autres cadavres, dont un seul a pu être identifié : Moushraq el-Ibrahim, un homme adulte, arrivé à 19 heures, une balle dans la tête.
Dans le département chirurgie de l’hôpital, il y a encore Mohamed Abd el-Ahmed, un homme de 60 ans, avec une balle et deux fragments dans l’estomac. Son frère a été touché à la tête et au-dessus du coeur. Il a miraculeusement survécu et a été transporté dans un autre hôpital. Ahmed, son fils, est le seul à en être sorti indemne. Debout devant le lit d’hôpital, c’est lui qui raconte. Tous trois étaient en route pour le bureau de poste central de Bagdad – dont la réouverture a été récemment célébrée en grande pompe – pour envoyer des lettres à la famille à l’étranger lorsqu’ils ont été surpris par la fusillade d’el-Mansour. Lorsque des Irakiens les ont extraits de la voiture, les Américains avaient déjà disparu. « Un jeune garçon est arrivé en même temps que nous à l’hôpital, raconte Ahmed, il avait une horrible blessure à la tête, et j’ai entendu parler d’une femme qui est morte brûlée. » Puis, la rengaine : « Pourquoi les Américains nous ont-ils fait ça ? »
Aux dernières nouvelles, Amnesty International a décidé de faire la lumière sur ce massacre, et les Américains ont déclaré, le 29 juillet, qu’ils allaient ouvrir une enquête. Mais vu l’état des cadavres dans la cour de l’hôpital, il y a fort à parier que le bilan des victimes ne sera jamais connu.
Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à el-Mansour pour sentir que la situation est en train de dégénérer à Bagdad. Au premier étage de l’hôtel où nous nous trouvons, la fenêtre de la chambre donne sur une ruelle plutôt calme. Hier, mardi 29 juillet, trois garçons d’une dizaine d’années étaient en train de jouer. « Hello ! Do you love Bush ? » m’a demandé l’un d’entre eux. Comme je lui retournai la question, il a rétorqué : « No. Me, I love Saddam », puis me désignant l’une de ses semelles : « Bush, lui, est juste bon à essuyer mes chaussures ! » Innocentes paroles enfantines… Rien de bien méchant. Mais un indice. Ce que disent ces enfants, leurs copains le disent aussi. Eux-mêmes répètent certainement les mots de leurs parents.
Aujourd’hui, au même endroit, deux enfants qui poussent un chargement de boissons sifflent pour attirer mon attention. L’un d’eux soulève son tee-shirt. Il me montre l’arme, dissimulée dans son pantalon, qui lui remonte au-dessus du nombril. De la main, il a ensuite mimé une lame de couteau tranchant la gorge…
Le cap des cinquante Américains tués depuis la fin de la guerre décrétée par George W. Bush a été atteint le 28 juillet. Il sera certainement largement dépassé lorsque ces lignes paraîtront. La capture ou la mort de Saddam n’y changera rien. Car l’hostilité que l’on sent monter à Bagdad n’est en rien liée à de la nostalgie pour l’ancien régime. Elle se nourrit des victimes d’el-Mansour, mais aussi de celles de Fallouja (16 morts en avril), de Mossoul (au moins 10 morts en juin), de Kerbala (3 morts fin juillet), toutes tombées sous les balles américaines. Elle s’envenime avec la disparition des blessés, les cadavres anonymes alignés dans la salle mortuaire de Yarmouk, avec l’insécurité qui règne partout. Et parce que, contrairement à ce que Washington laisse entendre, il n’y a rien ici qui ressemble à une normalisation. « Shit ! » avait lâché ce GI. « Oh Yes, indeed… » C’est même un sacré « merdier ». En Irak, pour les Américains, les problèmes ne font que commencer.

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