Pourquoi les films israéliens ont le vent en poupe

Omniprésentes depuis deux ou trois ans sur les écrans de beaucoup de pays, les réalisations en provenance d’Israël brillent aussi dans les festivals. Des oeuvres souvent fort peu « politiquement correctes », mais, en fin compte, très bénéfiques pour l’ima

Publié le 5 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

« Un cinéma […] engagé mais pamphlétaire. Politique mais pas primaire. Émotionnel mais jamais pleurnichard. Caustique mais toujours émouvant. Ce nouveau cinéma […] a vraiment les capacités de ses moyens, de son courage, de sa lucidité et de ses grandes qualités tant techniques qu’esthétiques. Quand aura-t-on le courage, en Algérie, de projeter ces films très souvent superbes ? » Ce cinéma en plein renouvellement auquel l’écrivain Rachid Boudjedra, dont la plume est rarement tendre, rendait récemment un hommage appuyé dans le quotidien El Watan, c’est… le cinéma israélien contemporain.
Rien d’étonnant, en fait, à cela. Car c’est à une véritable explosion de la cinématographie israélienne qu’on assiste au niveau international depuis peu. Lors du dernier Festival de Cannes, sur les quelque trente-cinq longs-métrages retenus dans la « sélection officielle », en compétition et hors compétition, il y avait deux films israéliens – plus que toute l’Afrique ou l’Iran, autant que la Chine, presque autant que la France. L’un, Free zone, d’Amos Gitaï, récompensé finalement par le Prix d’interprétation féminine (voir p. 96), faisait partie des vingt privilégiés admis à concourir pour la Palme d’or. L’autre, le documentaire Pour un seul de mes deux yeux d’Avi Mograbi, une réflexion à deux voix (l’une palestinienne, l’autre israélienne) sur la tendance à l’autodestruction des peuples à la lumière de deux mythes antiques, a eu droit à une projection « de gala » dans la prestigieuse salle Lumière, celle que l’on atteint après avoir gravi les fameuses marches sur le tapis rouge.
Cette présence remarquée sur la Croisette en 2005 ne venait que couronner une montée en puissance perceptible dans tous les festivals et sur les écrans de beaucoup de pays depuis au moins deux ans. En 2004, deux films produits en Israël avaient déjà été primés à Cannes, le superbe Mon trésor de Keren Yedaya (Caméra d’or, autrement dit palme du premier film, toutes sélections confondues) et Soif, de l’Arabe israélien Tawfik Abu Wael. Peu après, La Fiancée syrienne, d’Eran Riklis, le récit à la fois drôle et édifiant d’un mariage contrarié par l’absurdité des réglementations et l’entêtement des autorités des deux côtés de la frontière sur le Golan, avait été plébiscitée à la fois par la critique et le public aux festivals de Locarno et de Montréal.
Entretemps, Prendre femme, de Ronit et Shlomi Elkabetz, l’histoire du combat pour l’émancipation d’une femme opprimée dans une famille séfarade, avait été récompensé à la Mostra de Venise. Enfin, bien qu’il ait été controversé, ou à cause peut-être de cela, le film-événement du dernier festival Cinéma du réel du Centre Pompidou, à Paris, en mars 2005, n’était autre que Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël, une sorte de reportage émaillé de nombreuses rencontres le long de la ligne de partage entre Israël et la Palestine instituée par l’ONU en 1947, tourné par un Israélien antisioniste vivant en France et un Palestinien installé en Belgique, Eyal Sivan et Michel Khleifi, tous deux favorables à un État binational. Et l’on pourrait citer bien d’autres exemples.
Dans les salles, toutefois, aussi bien en Israël que dans beaucoup de pays occidentaux, ce ne sont pas toujours les films cités qui ont triomphé récemment, car les préférés des festivals, les meilleurs films d’auteur, ne sont pas forcément ceux du grand public. Mais le succès du cinéma israélien est là encore patent. Dans l’État hébreu, un pays d’à peine six millions d’habitants, on a enregistré au total 10 millions d’entrées en 2004 (environ dix fois plus « par habitant » qu’au Maroc et cinq fois plus qu’en Turquie, pour évoquer deux terres d’accueil du cinéma au sud de la planète). Et les films nationaux qui atteignent 200 000 entrées annuelles malgré un parc de salles relativement modeste (370 écrans) ne sont pas rares.
Le plus gros succès de l’année 2004, Au bout du monde à gauche d’Avi Nesher (une comédie efficace mais peu subtile sur les difficultés d’intégration des immigrés marocains et indiens en Israël), a même attiré, comme seuls les blockbusters américains pouvaient jusque-là y parvenir, près de 500 000 spectateurs. Un peu plus que le champion du box-office de 2002, Mariage tardif de Dover Kosahvili, 400 000 entrées, et celui de 2003, Les Ailes brisées de Nir Berman, 220 000 entrées. Des scores que l’on retrouve parfois à l’étranger puisque, cette année, le mélodrame Va, vis et deviens de Radu Mihaileanu (le sort des Juifs éthiopiens qui ont émigré dans l’État hébreu), coproduit par Israël, a déjà dépassé nettement la barre des 400 000 spectateurs en France.
Ce succès local tout comme le rayonnement international du cinéma israélien ne sont évidemment pas le fait du hasard. Ils marquent l’aboutissement d’une évolution par étapes de cette cinématographie qui lui a permis d’atteindre l’âge adulte, et ils résultent d’une politique nationale d’aide au septième art qui s’est révélée efficace.
D’abord, et depuis le début des années 1920, rappelle Ariel Schweitzer, professeur de cinéma à l’université de Tel-Aviv et collaborateur des Cahiers du cinéma, le septième art a joué un rôle important dans la diffusion de l’idéologie sioniste, notamment « sous forme d’actualités et de films didactiques : c’était l’époque du « réalisme sioniste » par allusion au réalisme socialiste soviétique. »
À partir des années 1950 est apparu « le premier véritable genre du cinéma israélien dans des films de fiction, le genre « national héroïque » ». Les films tendaient alors essentiellement à construire « le portrait idéal du pionnier israélien », qui était toujours « un sabra, descendant des pionniers ashkénazes, un homme pragmatique et viril dévoué à sa mission de soldat et de travailleur de la terre, le contre-modèle absolu du Juif religieux de la diaspora supposé vivre replié sur lui-même dans un milieu hostile ». La promotion de cette mythologie sioniste à travers le cinéma impliquait d’ignorer totalement dans les films tous les « autres », non seulement le Juif de la diaspora mais aussi le Palestinien, le Juif séfarade et même, dans une certaine mesure, la femme », tous des personnages qui apparaissaient au mieux « dans le décor ».
Ce n’est que dans les années 1990 que ce qu’Ariel Schweitzer appelle « le récit-maître sioniste », déjà un peu ébranlé par le succès de films de divertissement populaires de type « oriental » dans les années 1960 et 1970 (ces films qu’on appelait des « bourekas »), a commencé à être sérieusement remis en question derrière la caméra. Influencés sans doute par le nouveau climat politique consécutif aux accords d’Oslo et par les thèses des « nouveaux historiens » israéliens, critiques vis-à-vis de l’histoire officielle, des cinéastes ont décidé d’aborder leurs sujets différemment.
Le pionnier de cette nouvelle approche a été Amos Gitaï, déjà actif dès les années 1980 à travers ses documentaires sur la société israélienne qui font apparaître des personnages – palestiniens et israéliens – jusque-là marginalisés. Il continuera dans les années 1990 et après l’an 2000 avec des fictions telles que Kadosh (des femmes opprimées par les Juifs religieux), Kedma (la guerre de 1948, l’expulsion des Palestiniens) ou, très récemment, Terre promise (le trafic des femmes et la prostitution en Israël et dans les territoires occupés). Les cinéastes qui font aujourd’hui triompher le cinéma israélien ont choisi cette même voie, quitte à l’orienter à chaque fois dans une direction particulière selon leurs centres d’intérêt.
L’essor de la cinématographie israélienne doit beaucoup à ces jeunes réalisateurs, qui ont pu bénéficier souvent d’une excellente formation puisque le pays compte une vingtaine d’écoles de cinéma, parfois financées par des Juifs de la diaspora comme la plus prestigieuse d’entre elles, l’École Sam-Spiegel de Jérusalem. Mais il a été surtout fortement encouragé par l’État. Une loi votée en l’an 2000 a donné un coup de fouet au septième art en lui accordant un financement accru et surtout régulier – un minimum de 12 millions d’euros d’aide à la production chaque année. Ce qui est incitatif pour « monter » avec d’autres sources de financement des projets de plus en plus nombreux. D’autant qu’un accord de coproduction signé entre Israël et la France en 2002 est venu apporter de nouveaux moyens aux cinéastes : les deux tiers environ des nouveaux films de fiction israéliens bénéficient de cet appui. Il apparaît ainsi bon an mal an environ une quinzaine de nouveaux longs-métrages de fiction (23 même en 2004, année exceptionnelle) et une centaine de documentaires – grâce au large soutien des chaînes de télévision dans ce dernier cas – produits ou coproduits en Israël.
Cette politique d’aide au cinéma profite aussi, même s’ils sont évidemment très minoritaires, aux cinéastes arabes israéliens, comme Tawfik Abu Wael. Car même quand elle permet – comme c’est le plus souvent le cas – le développement d’un cinéma très incisif, fort peu « politiquement correct », elle est assumée sans remord aucun par les autorités, qui la considèrent comme bénéfique en dernier ressort pour le pays. Ce cinéma, en effet, dont le succès est dû précisément à la « crédibilité » que lui assurent son indépendance et sa créativité sans limites, est devenu l’un des meilleurs ambassadeurs d’Israël. Car il paraît démontrer que cet État produit une culture riche, possède une société complexe, fait face à des problèmes qui ne se réduisent pas au conflit avec les Palestiniens et, surtout, d’évidence, protège les valeurs démocratiques puisqu’il supporte et même encourage la critique. Même le gouvernement très autoritaire de Sharon l’a compris. On peut en conclure que le printemps du cinéma israélien est parti pour durer.

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