La révolte de Mustapha Dahleb

À l’instar du continent, l’Algérie est un vivier de talents qui risque un assèchement rapide si rien n’est fait pour pallier le manque de moyens et l’absence d’une réelle politique de formation.

Publié le 5 juillet 2005 Lecture : 9 minutes.

Héros du Mundial 1982, il est l’un des plus grands joueurs algériens de tous les temps. Apôtre du spectacle, stratège du plaisir, celui que l’on a surnommé « l’artiste du Parc des princes », Mustapha Dahleb, 53 ans, pose son regard sur le football de son pays et de l’Afrique avec passion et lucidité. Il évite les pirouettes et parle sans détour. Entretien avec un homme sage, mais révolté.

Jeune Afrique/l’intelligent : Vous avez raccroché en 1984 et, depuis, vous avez pris vos distances avec le football. Pourquoi ?
Mustapha Dahleb : Pour de multiples raisons. D’abord, l’attitude des dirigeants du Paris-Saint-Germain m’avait beaucoup « refroidi ». En 1986, en Algérie, j’ai voulu apporter ma petite contribution. On m’avait demandé de faire partie du staff technique de l’équipe nationale qui s’apprêtait à disputer le Mundial au Mexique. J’ai sauvé la tête de l’entraîneur Rabah Saadane, alors en très mauvaise posture. Lui, en revanche, n’a guère été correct avec moi : au bout de deux jours, j’ai préféré me retirer. Depuis, j’ai pris mes distances et décidé de tourner la page.
J.A.I. : Depuis la participation au Mundial 1986 et la victoire à la Coupe d’Afrique des nations 1990, c’est la traversée du désert pour le football algérien. Comment l’expliquer ?
M.D. : Son organisation même est en cause. Quand j’ai débarqué en 1971 à Alger et rejoint le Chabab de Belcourt, le club, à l’époque au faîte de sa gloire, s’entraînait sur un terrain de… handball ! Aujourd’hui, le doyen des clubs algériens, le Mouloudia d’Alger, n’a pas son propre terrain, et le champion national, l’Usma (Union sportive de la médina d’Alger), partage le sien avec les pompiers : la pénurie d’infrastructures perdure.
Au plan sportif, la relève de la génération des Coupes du monde de 1982 et de 1986, celle des Salah Assad, Lakhdar Belloumi et autres Rabah Madjer, formée au sein de l’Armée de libération nationale par Rachid Mekhloufi et les frères Soukhane, n’a pas été assurée. On est vite tombé dans l’empirisme et l’à-peu-près. Rien n’a été entrepris pour rendre compétitif le football de l’élite, pris en main par des gens sans compétence ni projet. Non seulement les anciens joueurs n’ont pas été sollicités, mais ils ont été refoulés par l’Institut supérieur des techniciens du sport (ISTS). Cette institution se prévaut d’avoir « sorti » des « scientifiques » du ballon. En fait, elle a provoqué une fracture entre les techniciens qui ont fait leurs classes sur le terrain et les théoriciens formés dans ses amphithéâtres.
J.A.I. : La grave crise politique qu’a connue le pays n’a-t-elle pas perturbé le monde du ballon rond ?
M.D. : On ne peut pas en occulter les conséquences, mais le football est resté un domaine privilégié.
J.A.I. : Peut-on impliquer les effets de la privatisation des clubs ?
M.D. : Je n’ai pas approuvé la façon dont on a instauré le professionnalisme. Je ne me suis pas opposé au ministre de tutelle, mais au système mis en place. Aujourd’hui, les faits me donnent raison : on n’a rien obtenu de plus. L’argent circule, les dirigeants des clubs jouent à la guéguerre pour acheter ou vendre des joueurs. Ils font grimper les montants des transferts, les footballeurs ne parlent que d’argent. Les entraîneurs ne restent pas longtemps en fonction. Le foot ne tourne pas rond, et le jeu se dégrade. Il n’y a pas de véritable progrès. Pour moi, le temps des dirigeants amateurs ou bénévoles et des bons samaritains est révolu. Il faut faire place aux vrais entrepreneurs, à ceux qui présentent un authentique projet.
J.A.I. : Y a-t-il encore des talents en Algérie ?
M.D. : Aujourd’hui, c’en est fini des générations « terrains vagues », même si un surdoué pourra toujours émerger et faire son chemin. Mais, en l’absence de plan de formation pour les cadres et les enseignants, donc sans travail en profondeur, l’Algérie, et je pèse mes mots, n’aura bientôt plus de talents. Ces équipes nationales que l’on bichonne à l’occasion des échéances internationales sont l’arbre qui cache la forêt – un arbre si rabougri qu’il n’arrive plus à masquer la réalité !
J.A.I. : L’Algérie rapatrie aujourd’hui les fils d’émigrés et recrute de plus en plus de joueurs et de techniciens étrangers…
M.D. : Logique : moins notre football est compétitif, plus on fait appel à l’extérieur ! Pour ce faire, on s’adresse tant au Nord qu’au Sud… D’accord pour solliciter les Algériens d’Europe, mais importer des joueurs, non !
J.A.I. : Le fossé ne semble pas près de se combler entre l’élite expatriée et la masse des pratiquants sur le continent. Est-il encore possible de contrer ce football à deux vitesses ?
M.D. : La fracture va continuer à s’élargir. Voilà la situation, telle que j’ai pu la constater à l’occasion de récentes visites dans plusieurs pays africains : la plupart des clubs de division 1 ne disposent ni de ballons ni de matériel pour travailler ! Dans ces conditions, parler de formation, de développement, c’est tout simplement surréaliste… Une pratique de plus en plus courante conduit les clubs européens à récupérer les jeunes Africains doués et à les façonner pour la compétition. Certains pourront revenir jouer avec les sélections nationales de leurs pays d’origine, mais les plus talentueux sont intégrés dans les équipes nationales des pays d’accueil, comme Zinedine Zidane, Patrick Vieira, Claude Makélélé, Sydney Govou, Djibril Cissé, Peggy Luyundula, Patrice Evra, Camel Meriem, Rio Mavuba, Hatem Ben Arfa ou Samir Nasri… Si Didier Drogba avait été rapidement repéré, il porterait aujourd’hui le maillot tricolore !
J.A.I. : Le niveau des compétitions nationales et interafricaines de clubs semble encore se dégrader…
M.D. : Inévitablement, il régresse, puisque les meilleurs éléments s’en vont ! L’Europe, c’est la division A ; l’Afrique, la B. Le récent couplage de la Coupe du monde et de la Coupe d’Afrique des nations ne fait qu’accentuer le phénomène. Laissés pour compte, les joueurs locaux ne progresseront plus.
J.A.I. : Ne faudrait-il pas développer et encourager les compétitions régionales ?
M.D. : Pour sauver le football africain, il faut d’urgence réorienter son développement. Des sélections A exclusivement composées d’expatriés bloquent la progression des joueurs locaux. Pour éviter cet écueil, des décisions courageuses s’imposent : d’abord décentraliser et renforcer le pouvoir et l’action des unions zonales (Ufoa, Cosafa, Cecafa, Union de la zone Nord…). Ensuite, relancer leurs compétitions, aussi bien pour les jeunes que pour les seniors. Enfin, répartir autrement les ressources…
J.A.I. : Les dirigeants du football en Afrique ont beau jurer qu’ils ne tirent aucun avantage matériel du ballon, ils bénéficient d’une confortable rente de situation. C’est indéniable…
M.D. : Hier, on servait le foot ; aujourd’hui, on s’en sert. Hier, ce qui motivait les dirigeants, bénévoles ou mécènes, c’était l’amour du ballon. Aujourd’hui, le football draine d’énormes masses d’argent, d’où une nouvelle race de décideurs, en quête d’un « job » lucratif. Diriger un club ou une fédération, assumer des responsabilités au sein du comité exécutif de la CAF ou de la Fifa, ce sont dorénavant des métiers à part entière, des métiers qui rapportent. N’est-il pas choquant de rétribuer aussi largement les mandataires qui siègent au sein des institutions continentales ou mondiales ? Une fois en place, ils n’ont plus qu’un souci : bétonner leur poste pour bénéficier le plus longtemps possible de ses multiples avantages, au mépris de leur véritable mission. L’argent du foot ne doit pas servir à faire vivre une caste de nantis qui accapare tous les pouvoirs. Il faut le redistribuer à tous les étages de la pyramide.
J.A.I. : Le football africain n’est-il pas victime de la corruption ?
M.D. : Les instances de tutelle nationales ou internationales doivent impérativement mettre en place des systèmes de surveillance et de contrôle. Il faut éliminer toute possibilité de détournement et instaurer la transparence.
J.A.I. : Membre du comité exécutif de la Fifa, Michel Platini postule à la présidence de l’UEFA. En Afrique, en revanche, on considère les anciens footballeurs comme hors jeu. Pourquoi ?
M.D. : Cette scission entre joueurs et dirigeants existe depuis longtemps déjà. Personnellement, elle me révolte : « Le football aux footballeurs ! », telle est ma devise. Mais il sera difficile de déboulonner des privilégiés vissés à leurs sièges. Dans l’euphorie du pouvoir, qu’ils n’oublient pas cependant de rester modestes : leur notoriété présente, ils la doivent aux postes qu’ils occupent ; sans eux, ils végéteraient dans l’anonymat le plus complet. Le football africain a besoin, à sa tête, de gens qui soient non seulement représentatifs, mais compétents. La réussite de Platini prend valeur d’exemple. Partisan d’une politique d’ouverture, le président de la Fifa, Joseph Blatter, a soutenu sa candidature. En Afrique, il va falloir « se bouger » pour changer les choses. Il y a urgence à fédérer les anciens du foot : seule l’union leur permettra de devenir une force qui compte. Mais il ne faut pas se leurrer : ce sera dur de secouer le cocotier !
J.A.I. : Il y a plus d’un an, à quelques jours du coup d’envoi de la CAN 2004, Michel Platini regrettait la perte d’identité du football africain. Partagez-vous son sentiment ?
M.D. : Sous couvert de pragmatisme, la primauté accordée à la force physique régit le football de toute la planète. Les centres de formation privilégient les costauds, les résistants et les marathoniens. J’ai assisté à Bamako à la finale de la CAN 2002 entre le Cameroun et le Sénégal. N’eût été la couleur de peau des joueurs, j’aurais pu me croire à Bruges, Lyon, Dortmund ou Birmingham… Les deux équipes ont brillé par leur totale absence d’originalité ! De plus en plus, l’Europe demande à l’Afrique de lui fournir des « monstres », des phénomènes aux qualités physiques exceptionnelles. Comme si un Michaël Essien (Olympique lyonnais) pouvait valoir un Abedi Pelé ! L’essentiel, ce sont les qualités techniques… Ce principe, Jean-Marc Guillou l’avait bien compris et mis en pratique à l’Académie Mimo-Sifcom, à Abidjan, de 1994 à 2000. Mais les dirigeants locaux ont anéanti son travail.
J.A.I. : Les « sorciers blancs » qui opèrent en masse en Afrique ne l’ont pas imité. N’ont-ils pas accéléré « l’acculturation » du football continental ?
M.D. : Les indépendances africaines n’ont pas abouti à la reconnaissance des compétences locales. Pourquoi ce recours systématique à l’entraîneur étranger ? Pour des raisons propres à nos dirigeants : il leur sert d’alibi et même, le cas échéant, de parapluie. Mais cette politique a un coût.
Par exemple, remplacer à la tête de l’équipe d’Algérie Rabah Madjer par un Belge peu connu – sans vouloir mettre en cause la valeur des entraîneurs belges -, ce n’était pas sérieux. Et pour en retirer quel bénéfice ? Au mieux, un bonus de 10 % à 30 % ! Si, en revanche, on l’avait renvoyé pour engager le Brésilien Luiz Felipe Scolari, j’aurais été le premier à m’en féliciter ! Pour en revenir à Madjer, lui a-t-on seulement laissé le temps de travailler ? On s’est permis de le limoger alors que son équipe n’était même pas en situation d’échec. Les décideurs aussi doivent rendre des comptes ; pas plus que les joueurs ou les arbitres ils ne sont à l’abri des sanctions lorsqu’ils commettent des fautes.
J.A.I. : L’Afrique du Sud doit accueillir la Coupe du monde en 2010. Pour le football africain, qu’est-ce qui vaut le mieux : organiser le Mondial ou le gagner ?
M.D. : Avant de répondre, permettez-moi de poser une question : avons-nous des équipes en mesure de gagner le titre mondial ? Le Cameroun a raté le coche en 1990, mais, soyons clairs, ni l’Afrique du Sud ni aucun autre pays africain n’a de réelles chances de l’emporter en 2010. Alors, consolons-nous : c’est déjà une belle victoire que d’assurer l’organisation d’un tel événement.
J.A.I. : Avec deux représentants en phase finale de la Coupe du monde en 1982 et 1986, l’Afrique se classe mieux qu’en 1998 et 2002, où elle en avait cinq. N’est-ce pas paradoxal ?
M.D. : Ces cinq places, les joueurs les ont obtenues de haute lutte, sur le terrain. Mais il faut être honnête : multiplier le nombre des finalistes (24 à 32) n’améliore ni le niveau de la compétition ni les performances des équipes. Et le deuxième tour n’est pas à la portée de tous les participants. Encore une fois, en 2010, pour réussir, l’Afrique devra miser sur un exploit ou un accident heureux. Ses footballeurs ne manquent pas de talent, mais, faute d’infrastructures adéquates, leur compétitivité laisse à désirer.

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