La revanche des maudits

Les « exclus de la manne pétrolière » ont assuré l’élection à la présidence du très conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Ils ne se contenteront pas longtemps de belles paroles…

Publié le 4 juillet 2005 Lecture : 8 minutes.

Ali Akbar Hachémi Rafsandjani a perdu son pari. Et raté son come-back. L’ayatollah, qui rêvait de retrouver une présidence iranienne quittée en 1997 au terme de deux mandats consécutifs, a longtemps été donné favori par les sondages. Pourtant, c’est un quasi-inconnu, Mahmoud Ahmadinejad, 49 ans, maire de Téhéran depuis deux ans à peine et populiste situé très à droite sur l’échiquier politique, qui a raflé la mise avec près de 62 % des suffrages au second tour de la présidentielle du 24 juin. Marqué par un taux de participation honorable (59,7 %), son succès est tout sauf une victoire par défaut.
Perceptible depuis deux ans, le reflux des réformateurs fidèles à Mohamed Khatami, le président sortant dont le mandat prendra officiellement fin début août, se confirme et s’accentue. Incapables de traduire en actes leurs promesses de changement et coupés du petit peuple, qui constitue la grande masse de la population de ce pays de 70 millions d’habitants (dont la moitié a moins de 25 ans et n’a donc connu que la Révolution), ils ont échoué à faire accéder leur candidat, Mostafa Moien, au second tour de scrutin. Ils semblent condamnés à disparaître, au moins momentanément, de la scène politique.
En axant sa campagne sur le risque d’une radicalisation du régime en cas de victoire des conservateurs, en se posant en recours et en utilisant toutes les recettes du marketing politique « à l’américaine », Rafsandjani espérait bien récupérer une bonne partie des voix des déçus du khatamisme. Peine perdue. Ni les séances photo en famille dans sa maison cossue des hauteurs de Téhéran, ni l’interview très médiatisée accordée à l’acteur américain Sean Penn, qui couvrait la présidentielle iranienne pour San Francisco Chronicle, n’ont réussi à mobiliser les indécis. La majorité d’entre eux s’est réfugiée dans l’abstention, à l’instar de Shirin Ebadi, la Prix Nobel de la paix 2003.
Rafsandjani, que la rue surnomme « le Roi de la pistache » parce que sa famille contrôle ce très lucratif négoce, traîne derrière lui une solide réputation d’affairiste. Ses adversaires, à commencer par Ahmadinejad, dont l’intégrité et la proximité avec le peuple ont constitué les principaux arguments électoraux (voir encadré), ont multiplié à l’encontre de son clan les accusations de corruption. « Elles ont fait mouche, explique un observateur. Tout le monde s’accorde à reconnaître à Rafsandjani des compétences, une expérience, un art de l’équilibre et du compromis. Indiscutablement, il était le candidat le plus qualifié. Mais pour les déshérités, la base sociale des révolutionnaires de 1979, il était devenu un véritable repoussoir. Bien qu’ayant mis fin à la guerre Iran-Irak [1980-1988], il incarne surtout le tournant libéral engagé à la mort de Khomeiny. Les Iraniens conservent de son passage à la présidence le souvenir d’une flambée inflationniste, de l’explosion de l’endettement, de la paupérisation d’une fraction croissante de la population. Ils ont le sentiment que l’ouverture économique dont il a été l’instigateur n’a profité qu’à la nomenklatura enturbannée. Extrêmement impopulaire, il a été victime d’un vote de rejet. »
Dans un premier temps, Rafsandjani avait cru pouvoir compter sur le soutien des dignitaires conservateurs et, surtout, d’Ali Khamenei, le Guide de la République, qui détient la réalité du pouvoir en Iran. Il lui a fallu déchanter. Khamenei, qui a succédé à l’imam Khomeiny à la mort de ce dernier, en 1989, est un fondamentaliste opposé à toute idée de normalisation avec les États-Unis et un farouche contempteur d’Israël. Pour donner du crédit à la consultation, il a encouragé Rafsandjani à se présenter, tout en incitant en sous-main les réseaux révolutionnaires à se mobiliser pour l’un des trois candidats ultras : Ali Laridjani, un ancien directeur de la télévision ; Mohamed Qalibaf, un ancien chef de la police ; et Mahmoud Ahmadinejad. Laridjani manquant de charisme et Qalibaf se révélant moins malléable que prévu, ordre a finalement été donné aux trois cent mille miliciens Bassidj, aux Pasdarans (les fameux « gardiens de la Révolution »), aux associations d’anciens combattants de la guerre Iran-Irak et aux puissantes fondations caritatives islamiques de jeter toutes leurs forces dans la bataille pour soutenir Ahmadinejad.
La conjugaison des achats de votes et des intimidations exercées par les forces paramilitaires et parapolicières ont permis au maire de Téhéran, inexpérimenté mais totalement dévoué au Guide, de créer la surprise au premier tour en se hissant presque au niveau de Rafsandjani (19,47 % des voix). Pour avérées qu’elles soient, ces fraudes ne suffisent pourtant pas à expliquer l’ampleur de la victoire du candidat fondamentaliste.
Souvent décrit comme un homme assez fruste, Ahmadinejad a su trouver les mots et les gestes justes pour se rallier le petit peuple des exclus. Propulsé à la mairie de Téhéran à l’issue d’un scrutin boycotté par les réformateurs (et marqué par un taux de participation extrêmement faible : 12 %), il s’est rapidement métamorphosé en « monsieur Propre ». Sa probité légendaire – il a refusé de recevoir de la municipalité quelque rémunération que ce soit, se contentant de son salaire de professeur d’ingénierie à l’université -, la modestie de sa demeure, située dans la partie sud de Téhéran, la plus pauvre et la plus polluée de cette irrespirable mégapole de 10 millions d’habitants, ses origines familiales (il est fils de forgeron)… Tout cela a contribué à créer en sa faveur un fort courant de sympathie populaire.
Pour sincère qu’il soit, Ahmadinejad n’en est pas moins un habile démagogue. On l’a vu s’armer d’un balai pour nettoyer les rues de la capitale… Multiplier les sorties contre la permissivité des moeurs et ces couples non mariés qui s’affichent dans les quartiers nord… Prôner un retour aux idéaux de la Révolution… Son discours horrifie la jeunesse dorée et les intellectuels proches des réformateurs, mais fait mouche chez les défavorisés. On le crédite d’une certaine réussite municipale : propreté des rues, réduction des embouteillages, lutte contre la corruption et aide aux plus démunis… Il offre des prêts sans intérêts aux jeunes mariés et fait quotidiennement distribuer, avec la collaboration des fondations religieuses, deux millions de rations de soupe aux indigents. Il n’oublie pas les familles de martyrs de la guerre Iran-Irak, en proposant d’enterrer le corps d’au moins un chahid sous chaque place et rond-point de Téhéran. Des thèmes qu’il reprendra et développera tout au long de sa campagne présidentielle.
« Mon élection est une nouvelle Révolution islamique », a proclamé le vainqueur. Un avis que le sociologue Ehsan Naraghi est loin de partager. « Non, il ne s’agit pas d’un plébiscite idéologique, explique-t-il. C’est d’abord un vote de classe, l’expression d’une colère sociale. Il ne faut pas y voir un désaveu complet de l’oeuvre accomplie par les réformateurs. L’Iran a profondément changé, et ces évolutions sont, pour la plupart, irréversibles. Aux yeux de l’électeur de base, le clivage réformateurs/conservateurs que privilégient tous les analystes politiques n’est pas le plus pertinent. Les gens se sont rangés en masse derrière le candidat le plus à l’écoute du peuple, le plus proche de lui. Il faut également reconnaître que les réformateurs se sont sans doute trop focalisés sur la question des droits individuels et des libertés publiques, au détriment de l’économie. Ils en paient le prix aujourd’hui. »
Reste que, pour la première fois depuis la mort de Khomeiny, les conservateurs détiennent désormais tous les leviers du pouvoir : présidence, Guide de la Révolution, Conseil des gardiens de la Révolution et Conseil du discernement (non élus, ces deux derniers organes sont les garants de l’authenticité islamique de la République). En dépit des deux plébiscites dont a bénéficié Khatami lors des présidentielles de 1997 et 2001 et de deux triomphes aux législatives de 1996 et 2000, les réformateurs n’ont pas réussi à infléchir durablement le cours des choses. Rafsandjani aurait-il pu faire mieux ? Les avis des experts sont partagés. Certains, qui soulignent l’extrême habileté du personnage, son poids politique et sa connaissance intime des rouages d’un système qu’il a contribué à façonner, sont convaincus que c’est précisément pour cette raison que Khamenei a juré de faire échec à ses ambitions en lançant Ahmadinejad contre lui. D’autres se montrent plus circonspects. Quant au nouveau président, il lui faudra un peu de temps avant de trouver ses marques et de s’émanciper, pour autant qu’il le souhaite, de la pesante tutelle de ses parrains.
Ses premières déclarations n’ont rien de très rassurant. Contrairement à Khatami, cet intellectuel raffiné, complexe mais parfois presque timoré, Ahmadinejad ne fait pas dans la nuance. Les droits de l’homme ? Ils lui donnent « la nausée ». Les pourparlers avec les Européens au sujet du nucléaire ? Ils ont été conduits en dépit du bon sens, les Iraniens ayant fait « une marche arrière de 500 km avant de s’asseoir à la table des négociations ». Son élection va sans nul doute exacerber les tensions et compliquer le règlement de ce dossier ultrasensible, d’autant que Rafsandjani se serait, dit-on, récemment laissé convaincre de la nécessité de renoncer à la « bombe islamique ». Elle constitue également un signal désastreux en direction des investisseurs étrangers, même si le nouveau président s’est efforcé, dès le 25 juin, de rassurer les milieux économiques.
Pourtant, la donne n’est pas fondamentalement changée, ne serait-ce que parce qu’Ahmadinejad n’aura pas la haute main sur les dossiers sensibles -, la politique étrangère, par exemple – qui resteront du ressort quasi exclusif du Guide. Pour en savoir un peu plus sur les intentions réelles du nouveau président, il faudra attendre la mise en place de ses équipes, dans un mois environ, et la divulgation de son programme de gouvernement.
À quelles conditions peut-il réussir et ne pas décevoir la masse des déshérités qui l’ont élu ? « Il faudra d’abord, estime Naraghi, que Khamenei l’autorise à utiliser une partie de la manne pétrolière accaparée, hors de tout contrôle, par les fondations islamiques placées sous sa tutelle. Ces dernières contrôlent en effet 40 % de l’économie iranienne…. Il devra ensuite mettre en oeuvre une véritable planification économique, ce qui suppose qu’il réussisse à s’entourer d’experts de haut niveau. Or les élites politiques et technocratiques ne lui sont a priori pas du tout favorables. Pour les convaincre de collaborer avec lui, il lui faudra impérativement tempérer son exaltation. Enfin, il devra obtenir rapidement des résultats tangibles dans la lutte contre la corruption, le problème étant que celle-ci est largement le fait du régime lui-même. »
En dépit de l’ampleur de sa victoire électorale, la marge de manoeuvre d’Ahmadinejad est donc finalement assez réduite. Ce qui laisse à penser qu’il ne s’attaquera pas frontalement aux acquis de la période Khatami en matière de libertés individuelles. Les réformes vont sans aucun doute marquer le pas, mais ce n’est pas encore le « grand bond en arrière » évoqué ici ou là.

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