Guinée : Tierno Monenembo et les fantômes du Camp B.

Dans son nouveau roman, « Saharienne Indigo », l’auteur revient sur les exactions du régime de Sékou Touré tout en louant la résilience des Guinéennes.

L’ancien Camp B, en novembre 1986 © DANIEL JANIN/AFP

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Publié le 9 février 2022 Lecture : 5 minutes.

Tout commence avec cette image puissante : une adolescente s’enfuyant par la fenêtre après avoir abattu son père. L’explication, Tierno Monénembo nous la donne juste après et sans fard, page 42 :

« – Dis-moi, tant que nous sommes seules : pourquoi as-tu tué ton père ?

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– Il m’a violée.

– Ça, c’est une bonne raison, ça ! C’est marrant, tu le dis comme s’il l’avait toujours fait.

– Je l’aurais déjà tué. »

Ainsi débute Saharienne Indigo, le nouveau roman de l’auteur guinéen qui nous entraîne dans le Conakry des années 1990 à travers les yeux de Néné Fatou Oularé, dite Atou, recueillie dans sa fuite par Diaraye Baldé et Yâyé Bamby. Avec angoisse, la jeune fille s’attend à voir débarquer les policiers qui l’emmèneront pour qu’elle réponde de ses actes. Mais ils tardent à venir et la vie reprend ses droits chez les deux femmes qui l’ont cachée. Jusqu’à ce qu’un homme à gueule de flic, vêtu d’une saharienne indigo, vienne rôder dans les parages – et ressuscite les fantômes d’un passé douloureux.

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« Diète noire »

Si Saharienne Indigo est un roman débordant de vie, c’est aussi un roman hanté par un épisode tragique remontant aux premières années de l’indépendance du pays et à la présidence d’Ahmed Sékou Touré. Avec subtilité, Tierno Monénembo revient en effet sur l’histoire du camp B. – le camp Mamadou-Boiro – qui, en pleine ville, servit pour l’internement militaire, la torture et la mise à mort entre 1960 et 1984. Quelques 50 000 personnes y auraient été tuées, opposants ou simples citoyens, succombant pour certains à la faim et la soif, une « diète noire » imposée par leurs bourreaux.

Le camp B. est dans la tête et la chair de tout Guinéen. Sékou Touré a tué dans toutes les familles

« La répression a été si féroce que, depuis longtemps, je me dis que je dois écrire sur ce sujet, confie Tierno Monénembo. Dans mes plus jeunes années, quand je vivais en Guinée, le camp B. n’était pas connu car il n’y a pas plus discrets que les colonels. Pendant longtemps, on n’en a pas entendu parler, on ne savait pas qu’il y avait un camp de torture en pleine ville. Le grand talent des criminels, c’est de savoir effacer les traces de leurs crimes. »

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La réalité de ce lieu de mort, l’écrivain l’a découverte à distance, depuis la France, avec la mort en 1977 du premier secrétaire de l’Organisation de l’unité africaine, Diallo Telli, et surtout avec le témoignage d’un ancien membre de l’administration présidentielle, Jean-Paul Alata, dans Prison d’Afrique – un livre interdit dans l’Hexagone entre octobre 1976 et juillet 1982 dans l’idée de préserver les relations de Paris et Conakry.

Tierno Monenembo, prix Renaudot 2008 © Robert KLUBA/REA

Tierno Monenembo, prix Renaudot 2008 © Robert KLUBA/REA

Indicible horreur

« Il ne passe pas, ce passé là, poursuit Monénembo. Le camp B. est dans la tête et la chair de tout Guinéen. Sékou Touré a tué dans toutes les familles du pays. Mais en Afrique, les historiens ne font pas leur travail, ils passent leur temps à polémiquer avec les Blancs sur des sujets sans intérêt. Ce sont des menteurs et des démagogues qui ne s’intéressent pas à l’histoire de l’Indépendance. »

Auteur de plusieurs romans historiques remarquables – Peuls, Le roi de Kahel (Prix Renaudot 2008), Le terroriste noir – Monénembo soutient ne pas avoir procédé à des recherches documentaires poussées pour nourrir son récit. « J’ai moi-même plus ou moins vécu cette histoire, j’ai essayé de susciter quelques confidences autour de moi, mais écrire ce n’est pas témoigner. Le romancier n’enquête pas comme un flic, il devine la vie. C’est quand je devine que c’est meilleur. Et cette fois, je voulais parler de cette vie collective de la Guinée que je porte en moi, la Guinée où je vis depuis dix ans. »

Au cœur même du roman, l’histoire atroce de ces orphelins du Camp B. adoptés par les bourreaux de leurs parents. « Une dizaine d’enfants nés dans le camp ont été adoptés par les tortionnaires qui avaient tué leurs parents, explique Monénembo. Vous savez, la dictature est universelle : les tyrans sont des gens possessifs, tout doit leur appartenir. Ainsi tout appartenait à Sékou Touré et à ses sbires. »

Trois héroïnes face aux tyrans

Pourtant, face à cette indicible horreur, le romancier conserve un peu d’espoir, Bien qu’il s’en récrie – « L’espoir, chez nous, est une denrée rare », dit-il – le trio de femmes qu’il dépeint laisse imaginer un avenir meilleur et une victoire possible de l’amour sur la mort. « Je voulais qu’une jeune fille porte toute la douleur du monde, explique-t-il en évoquant le personnage d’Atou. Elle a tout subi, c’est une petite sauvage qui n’a reçu que la barbarie quand elle est récupérée par deux marginales. Mais elle a un vrai sens de la vie, elle veut aimer et être libre. »

Conscient que ses héros sont surtout des héroïnes, Monénembo pardonne tout à cette séduisante sauvageonne, que ce soit le meurtre de son père, ses divers coups fourrés, son recours à la prostitution. « Elle cherche à survivre dans un monde en dérive, poursuit-il. Comment vivre aujourd’hui si vous n’êtes pas voleur ? La vie est devenue un instinct, comme si nous étions de retour à la préhistoire. »

Je dis ce que j’ai envie de dire et je pense qu’il vaut mieux le faire face aux despotes

En bon polémiste qu’il sait être, Tierno Monénembo n’hésite pas à désigner les coupables de cette dérive. « Les despotes ne valent pas le Bon Dieu, mais ils tentent tous de l’égaler. Quelle énergie, nom de nom ! Quelle volonté ! Quel sens de l’intrigue et de l’imagination ! Ils brouillent la mémoire, brisent les destins, recomposent les généalogies. […] La nature et les épidémies n’y suffiront donc jamais ! La nature, c’est trop petit, il faut que l’homme y ajoute ses propres conneries », écrit-il.

Ses héroïnes ont une réponse à adresser aux despotes : « Refleurissons. Que notre vie soit une injure, un cinglant pied de nez adressé aux salauds. » Quant à lui, sa réponse est à la fois dans l’écriture et dans ses prises de position : « Le bonheur, je m’en fous. Ce qui compte pour moi, c’est la vie intéressante. Nous sommes en danger tout le temps : maladie, faim, répression politique. Quand on est écrivain, on est en alerte, inquiet, seul, menacé. Moi, je ne cherche pas le danger mais le danger me cherche. Je dis ce que j’ai envie de dire et je pense qu’il vaut mieux le faire face aux despotes, de l’intérieur. » La peur ? « Dans l’état le plus criminel d’Afrique, on n’a pas peur de la mort. Comme dit le proverbe ivoirien, Cabri mort n’a pas peur de couteau. »

« Saharienne indigo », de Tierno Monénembo, éditions du Seuil, 338 pages, 20 euros.

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