Gbagbo s’explique

À la veille du sommet de Pretoria des 28 et 29 juin, le chef de l’État revient sur la crise qui secoue son pays et le rôle des différents acteurs : Bédié, Ouattara, les Forces nouvelles, les Nations unies, la France. Mais aussi sur les conditions de l’org

Publié le 4 juillet 2005 Lecture : 16 minutes.

C’est à bord du Gruman G3, un des trois avions de la présidence ivoirienne, que nous embarquons d’Abidjan pour Daloa, escale sur la route de Duékoué, Guitrozon, Guiglo, Toulepleu… dans l’ouest du pays en proie à des affrontements meurtriers depuis qu’une tentative de coup d’État a dégénéré en guerre civile, le 19 septembre 2002. Le président Gbagbo occupe le siège en cuir gris sur lequel s’asseyait Félix Houphouët-Boigny. Il est détendu. Et sirote son éternel jus de coco, devise avec ses collaborateurs qui l’accompagnent : son porte-parole Désiré Tagro, son aide de camp Raphaël Logbo, son médecin Christophe Blé, le chef de la sécurité présidentielle le colonel Ahouman…
Le massacre, le 1er juin, d’une centaine de civils dans la région, est, bien sûr, au centre des échanges. Mais les interrogations sur la fin de la guerre reviennent sans cesse. Depuis trente-quatre mois, la Côte d’Ivoire est engluée dans une crise qui va d’accalmies en escalades, d’escarmouches en affrontements avortés, de destructions matérielles en tueries. De négociations de paix en reniements.
Le huis clos convoqué à Pretoria du 3 au 6 avril dernier par le médiateur Thabo Mbeki, avait abouti à un accord et laissé espérer une très prochaine sortie de crise. Mais les fruits tardent à honorer la promesse des fleurs. Prenant prétexte du massacre d’une centaine de civils à Guitrozon et à Petit-Duékoué (deux villages situés en zone gouvernementale, à 450 km à l’ouest d’Abidjan), l’Assemblée nationale a décidé de stopper l’examen de toutes les lois découlant des accords de paix.
Ce qui rend encore plus hypothétique le programme DDR (Désarmement, démobilisation, réinsertion). Les troupes des Forces nouvelles (FN, la rébellion qui occupe plus de la moitié du pays), dont le désarmement devait démarrer le 27 juin, s’y refuseront aussi tant que les milices favorables au camp présidentiel ne seront pas démantelées. Les insurgés posent également comme condition le vote, « suivant l’esprit et la lettre des accords de paix », des réformes législatives (lois relatives à la Commission électorale indépendante, à la nationalité, au foncier…) arrêtées à Marcoussis, réitérées à Accra puis à Pretoria les 28 et 29 juin (voir pages 38-40).
Pour relancer le processus, Thabo Mbeki a décidé de réunir une nouvelle fois les protagonistes de la crise à Pretoria, les 28 et 29 juin. Va-t-il pouvoir leur imposer ce qu’ils ont refusé de faire depuis l’accord du 6 avril ? Les résolutions de Pretoria II ne resteront-elles pas lettre morte comme la plupart de celles de Marcoussis, Accra I, II et III ainsi que Pretoria I ? Où va la Côte d’Ivoire si la situation sécuritaire continue à s’y dégrader ? Sur toutes ces questions comme sur d’autres (les tensions dans l’Ouest, les griefs de l’opposition, le processus électoral, le désarmement, les difficultés économiques, ses rapports avec ses pairs d’Afrique et d’ailleurs…), Laurent Gbagbo apporte sa part de vérité. À bâtons rompus, avec la verve et l’habileté qui sont les siennes. Usant de l’esquive ou de l’indignation, mais répondant toujours.

Jeune Afrique/l’Intelligent : Après une tournée, mi-juin, dans l’ouest du pays, théâtre de violents massacres, vous avez décidé de militariser l’administration de cette région et renforcé les troupes qui y sont stationnées. Y a-t-il aujourd’hui plus de sécurité ?
Laurent Gbagbo : Des étapes ont été franchies. Il reste la question de la « zone de confiance », une ligne de démarcation surveillée par 6 200 hommes de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), qui coupe notre pays en deux d’ouest en est. Partout où je suis passé au cours de ma tournée, la population m’a unanimement dit que l’insécurité vient de cette « zone de confiance ». Les rebelles infiltrés tuent, pillent, violent à quelques kilomètres de la force d’interposition. Il y a un problème. J’ai convoqué les responsables de l’Onuci pour qu’on trouve une solution. Il faut également neutraliser nos adversaires politiques qui s’opposent par tous les moyens au retour à la normale. Chaque fois que le processus de paix fait un pas en avant, ils créent des situations et des drames de toutes sortes pour le bloquer. Chaque fois que nous faisons des efforts pour leur ôter des arguments, ils se réfugient dans des provocations et autres dérapages. Je suis déterminé à déjouer tous ces pièges pour conduire le pays à la normalisation et à une élection présidentielle en octobre 2005.

la suite après cette publicité

J.A.I. : Très peu d’observateurs parient pourtant sur la tenue de ce scrutin…
L.G. : La Côte d’Ivoire a décidé d’organiser tous les cinq ans, à la même date, une consultation pour désigner son président de la République. L’échéance tombe en octobre prochain. Le 30 de ce mois-là, nous organiserons l’élection. Elle doit avoir lieu, et elle aura lieu !

J.A.I. : À quatre mois de l’échéance, les conditions de son organisation sont-elles réunies ?
L.G. : La réponse est oui. Nous avons le fichier électoral de 2000, qui a servi pour la présidentielle de la même année, les législatives et les municipales de 2001, ainsi que pour les départementales de 2002. Nous disposons des données du Recensement général de la population et de l’habitat de 1998. Pour mettre le listing électoral à jour, il s’agit de faire basculer sur les listes, localité par localité, les noms de tous ceux qui avaient entre 11 et 17 ans en 1998, et qui atteindront la majorité électorale [18 ans révolus] à la date du 30 octobre 2005. Cela nécessite une simple mise à jour des données informatiques. Il restera seulement à extirper les noms de ceux qui sont décédés entre-temps, une formalité que maîtrise notre administration depuis une vingtaine d’années. Les listes peuvent donc être au point dans un mois. Notre contrainte n’est pas technique. Elle est politique : les rebelles vont-ils déposer les armes pour permettre un scrutin libre sur l’ensemble du territoire ?

J.A.I. : Vos adversaires jugent la composition de la Commission électorale indépendante (CEI) non conforme aux dispositions des différents accords…
L.G. : Deux semaines après Pretoria, j’ai fait adopter en Conseil des ministres le projet de loi sur la CEI, avec une composition conforme aux voeux de tous les signataires des accords. Le texte est sur le bureau de l’Assemblée nationale depuis le mois d’avril. Qu’ils ne s’en prennent donc pas à moi ! Qu’ils aillent voir le président de l’Assemblée nationale !

J.A.I. : S’il ne les amende pas ou ne les altère pas, le Parlement tarde justement à voter les textes prévus par les accords de paix…
L.G. : Mes adversaires doivent cesser les actions dilatoires et les faux-fuyants. Qu’ils participent aux élections ! Le document signé à Pretoria existe. J’ai exécuté pour ma part tous les engagements qui y sont consignés. Les autres signataires ne parlent pas de l’accord lui-même. Certains d’entre eux évoquent des discussions qui n’ont pas abouti à un accord valide. D’autres cherchent même à m’opposer les résultats d’une consultation que le médiateur Thabo Mbeki a demandée à des juristes rwandais ou burundais !

la suite après cette publicité

J.A.I. : Pourquoi avez-vous finalement accepté l’éligibilité de votre adversaire Alassane Ouattara, après l’avoir refusée depuis le début de la crise ?
L.G. : Je l’ai acceptée pour deux raisons : l’une politique, l’autre technique. La première, c’est que Ouattara a expliqué à tout l’univers qu’il est ultramajoritaire en Côte d’Ivoire, et qu’il tarde à être président de la République simplement parce qu’on l’empêche de se porter candidat. Il s’est trouvé beaucoup de naïfs pour le croire. Ce mythe ne peut être brisé que par une élection à laquelle il participe. La seconde raison, c’est que les protagonistes de la crise ont posé la question de l’éligibilité en des termes nouveaux. À Accra, en juillet 2004, on me demandait d’utiliser l’article 48 [qui confère des pouvoirs étendus au président de la République en période de crise, NDLR] pour réviser l’article 35 de la Constitution relatif aux conditions d’éligibilité.
J’ai répliqué qu’il fallait un référendum pour modifier la Loi fondamentale. À Pretoria, en avril dernier, on m’a suggéré d’user de l’article 48 pour autoriser tous les signataires de l’accord de Marcoussis désireux d’être candidats à la magistrature suprême de se présenter en octobre prochain. Et cela sans toucher à la Constitution : la précision est de taille. J’ai accepté.

J.A.I. : Vous avez confié la mise à jour du fichier électoral à l’Institut national de statistiques (INS). Au grand dam de l’opposition, qui estime qu’il revient à la CEI de désigner l’organe chargé de l’élaboration des listes…
L.G. : L’INS ne fait que remplir sa mission habituelle. Certains parlent comme si j’avais créé cette structure alors que son existence remonte à 1946, et qu’elle a toujours assuré le recensement général de la population ainsi que la confection des listes électorales. Depuis que je suis au pouvoir, les Nations unies ont effectué deux missions pour vérifier sa capacité à fournir des listes crédibles à la structure chargée d’organiser les élections. Bien noté à deux reprises, l’INS a postulé puis a été retenu pour dresser les listes électorales du Tchad.
Mes adversaires veulent être candidats, recevoir des bataillons pour assurer leur sécurité, nommer les arbitres du scrutin, proclamer les résultats… N’est-ce pas trop demander ? J’ai concouru contre le PDCI dans des scrutins organisés par un ministre de l’Intérieur issu de ses rangs. L’accusation de partialité contre l’INS masque la peur de se présenter aux élections.

la suite après cette publicité

J.A.I. : Le directeur de l’INS milite dans votre parti…
L.G. : Et alors ? Son prédécesseur n’était-il pas membre du PDCI ? Crevons l’abcès. Pourquoi ai-je pris la décision de recourir à l’INS ? Certains nagent, en pensant qu’on ne voit pas leur dos. J’ai été informé que mes adversaires entendaient proposer à la CEI une structure formée d’anciens dirigeants de l’INS, qu’ils avaient nommés quand ils étaient aux affaires, pour lui confier la confection des listes électorales. J’ai mis fin à cette manoeuvre, usant de l’article 48 de la Constitution pour affecter la tâche à l’INS.

J.A.I. : Les signataires de l’accord de Pretoria estiment justement que vous ne pouviez, aux termes dudit accord, utiliser l’article 48 que pour régler la question de l’éligibilité, et non pour régir le processus électoral…
L.G. : Qu’ils me montrent une seule disposition qui fonde cette allégation ! L’accord stipule que je dois utiliser l’article 48 pour régler la question de l’éligibilité, mais n’indique nulle part que je ne devrais en user qu’à cette seule fin.

J.A.I. : Croyez-vous au désarmement des Forces nouvelles avant le 30 octobre ?
L.G. : J’ignore ce qui se passe dans la tête de ceux qui ont pris les armes. Mais je fais un raisonnement simple. Les rebelles et leurs alliés affirment à tort et à travers que Gbagbo va être battu dans les urnes. Or Gbagbo réclame à cor et à cri des élections. S’il est vrai qu’il est minoritaire, qu’attendent ses adversaires si populaires pour l’affronter devant les électeurs ? Pourquoi trouvent-ils toujours des prétextes fallacieux pour fustiger le processus électoral ?

J.A.I. : Que pensez-vous du Rassemblement des houphouétistes mis en place le 18 mai par Bédié et Ouattara ?
L.G. : Pour moi, c’est le statu quo ante. Tous ceux qui se disent houphouétistes formaient le PDCI contre lequel j’ai toujours combattu. L’alliance entre Ouattara et Bédié ne date pas d’aujourd’hui. En 1992, quand le premier m’a jeté en prison, le second, alors président de l’Assemblée nationale, l’a félicité.

J.A.I. : De nombreux observateurs estiment qu’arithmétiquement ils peuvent vous battre au premier tour…
L.G. : Je fais de la politique, et non de l’arithmétique. Je constate que l’UMP, le PS et l’UDF, les trois forces qui ont donné des chefs d’État à la France sous la ve République, ont récemment appelé à voter « oui » au traité de Constitution européenne. Le « non » l’a emporté à 55 %. Je ne commente pas cet événement, mais il prouve amplement qu’on ne remporte pas une élection en additionnant d’avance les voix d’électeurs supposés.

J.A.I. : Bédié et Ouattara ont-ils raison de craindre pour leur sécurité s’ils regagnent Abidjan ?
L.G. : Mais ce sont eux qui ont créé l’insécurité ! J’ai dit à Ouattara, à Pretoria : « Vous avez fomenté la guerre civile qui endeuille la Côte d’Ivoire. » Ceux qui s’allient aujourd’hui à lui devront expliquer leur démarche aux électeurs au cours de la campagne électorale. Je refuse que des gens qui ont allumé le feu m’imputent les ravages de l’incendie.

J.A.I. : Vous êtes le président de la Côte d’Ivoire, donc responsable de l’ordre public. Pourquoi ne vous portez-vous pas personnellement garant de l’intégrité physique de vos concurrents ?
L.G. : S’ils attendent cette garantie pour venir, ils ne viendront pas. Nous sommes 16 millions à vivre dans ce pays. Plusieurs milliers d’entre nous ont perdu la vie depuis le 19 septembre 2002. Une centaine de nos compatriotes viennent d’être sauvagement massacrés à Petit-Duékoué et à Guitrozon. Si deux individus assis depuis plusieurs mois dans les salons douillets de Paris pensent que je vais consacrer mon temps à leur protection, ils se trompent. Qu’ils ne comptent pas sur moi, alors que des centaines d’Ivoiriens sont tous les jours victimes de l’insécurité qu’ils ont créée !
Leur vrai problème réside en réalité ailleurs : les deux candidats potentiels basés à Paris n’ont jamais affronté d’élections. Alassane Ouattara, nommé Premier ministre par un Houphouët mourant, a exercé de 1990 à 1993 l’essentiel du pouvoir exécutif. Sans avoir jamais été soumis au suffrage universel. Henri Konan Bédié est devenu président de la République par héritage constitutionnel, en décembre 1993. À la présidentielle de 1995, il n’avait comme rival que Francis Wodié, leader du Parti ivoirien du travail, qu’il a battu par le score caricatural de 95 % des suffrages exprimés.
Est-ce pour cela qu’ils ont peur de l’élection d’octobre prochain ? Qu’ils sachent, comme le disait François Mitterrand, qu’on ne va pas au paradis sans mourir. Pour devenir président de la République, il faut mouiller le maillot, affronter les contraintes d’une campagne électorale, convaincre les électeurs…

J.A.I. : Qu’allez-vous faire s’il n’y a ni désarmement ni élection à la date du 30 octobre 2005 ? Resterez-vous au pouvoir après l’expiration de votre mandat ?
L.G. : Je m’en tiendrai aux dispositions de la Constitution. Selon l’article 39, le président de la République est en fonction jusqu’à ce que son successeur prête serment. Cette disposition a été introduite par le président Bédié, alors que j’étais député, pour empêcher qu’une opposition, quelle qu’elle soit, retarde une consultation électorale dans l’intention d’en tirer un bénéfice politique. Je fais tout pour que l’élection ait lieu le 30 octobre. Si par malheur tel n’était pas le cas, j’attendrais que le scrutin se tienne pour passer le relais à celui ou à celle qui l’aura remporté. Ceux qui misent sur la stratégie du vide n’ont qu’à se le tenir pour dit.

J.A.I. : Pendant ce temps, le pays poursuit sa descente aux enfers sous la houlette d’un gouvernement de réconciliation nationale en crise…
L.G. : Cette situation ne peut évidemment pas perdurer. Je me réserve le droit de prendre les mesures appropriées pour mettre fin à ce laxisme le moment venu.

J.A.I. : L’économie ivoirienne est au plus mal. Y a-t-il, malgré tout, des signes d’espoir ?
L.G. : La guerre a certes causé beaucoup de dégâts à notre économie. Mais nous continuons à bien gérer l’État, au point d’avoir récemment reçu les félicitations du Fonds monétaire international. En 2004, nous avons réalisé une croissance de 1,6 %, contre – 1,7 % en 2003. Le Port d’Abidjan connaît aujourd’hui une prospérité qu’il n’avait jamais connue : de 14 millions de tonnes de marchandises en 2000, il a accueilli 17,8 millions de tonnes en 2004. Dans le même intervalle, les recettes douanières ont grimpé de 360 milliards de F CFA à 700 milliards de F CFA. Voilà pourquoi, malgré l’interruption des concours financiers internationaux, l’État est toujours debout, et continue d’avoir les moyens de fonctionner, et de payer ses fonctionnaires. Cette guerre est d’autant plus criminelle qu’elle nous empêche d’entreprendre des réformes que nous avons les moyens de financer.

J.A.I. : Entre la France officielle et vous, une réconciliation est-elle possible ?
L.G. : La diplomatie ne se fait pas au marché, ni sur la place publique. Il faut laisser le temps faire son oeuvre.

J.A.I. : Vous affirmiez récemment que le président Jacques Chirac vous avait déçu…
L.G. : C’est un sentiment personnel que j’ai donné, mais il ne relève pas de l’analyse. La politique ne connaît pas la déception.

J.A.I. : Dominique de Villepin est désormais Premier ministre à Paris. Vos rapports n’étaient pas des meilleurs quand il était aux Affaires étrangères…
L.G. : Les choses peuvent changer, et je peux vous affirmer que mes rapports avec Villepin sont aujourd’hui bons. Avant d’aller à Matignon, il m’en a informé. Après sa nomination, je l’ai appelé pour le féliciter.
Il faut toutefois cesser de penser que ce sont les remaniements ministériels en France qui règlent nos problèmes en Afrique. La France est un partenaire historique important pour notre pays, mais la crise en Côte d’Ivoire se réglera par les Ivoiriens ou ne se réglera pas.

J.A.I. : Dans une interview à France Soir daté du 6 juin, vous avez traité le président gabonais Omar Bongo Ondimba de « rigolo »…
L.G. : Je ne commente pas mes propres déclarations.

J.A.I. : J’ai lu quelque part ces propos prêtés à Bongo Ondimba : « Gbagbo dit une chose le matin, et son contraire le soir »…
L.G. : Il y a beaucoup de chefs d’État en Afrique qui m’insultent, voire m’injurient, se permettent même de me donner des leçons…

J.A.I. : Comment vivez-vous l’image de « boulanger » roulant tout le monde dans la farine dont vous affublent certains de vos pairs ?
L.G. : Elle me laisse de marbre. La seule chose qui m’importe, c’est ce que mon peuple pense de moi.

J.A.I. : De l’avis de beaucoup, le président nigérian Olusegun Obasanjo vous tient rigueur d’avoir de facto dessaisi l’Afrique de l’Ouest du dossier ivoirien au profit d’une médiation sud-africaine…
L.G. : C’est vous qui me l’apprenez. Je sais une seule chose : c’est l’Union africaine, dont le président Obasanjo est le président en exercice, qui a désigné Thabo Mbeki comme médiateur et me l’a envoyé à Abidjan pour la première fois le 9 novembre 2004. J’ai accepté de travailler avec lui.

J.A.I. : Vous appréciez, dit-on, le président sud-africain et sa méthode de travail…
L.G. : Je vous le confirme. J’ai vu en lui de l’humilité, une qualité qu’il partage d’ailleurs avec notre homologue ghanéen John Kufuor pour qui j’ai une réelle affection. Mbeki est le premier négociateur dans la crise ivoirienne qui ait pris la peine de séjourner quatre jours d’affilée en Côte d’Ivoire.
Mes convergences de vue avec lui ne datent d’ailleurs pas d’aujourd’hui. Dans le comité Afrique de l’Internationale socialiste dirigé par le Sénégalais Ousmane Tanor Dieng, nous avons bataillé ferme pour que le Congrès national africain (ANC) soit admis. Quand, en 1994, ce comité a tenu sa première réunion à Johannesburg, deux personnalités nous ont accueillis : Walter Sisulu et un certain Thabo Mbeki.
Si je suis en phase avec ce dernier sur la question de la présence de troupes étrangères en Afrique, notre accord sur ce point est antérieur à la crise ivoirienne.

J.A.I. : Libye, Rwanda, Angola… Tous ces pays où vous vous êtes récemment rendu ont des différends avec la France. Voulez-vous « casser » la Françafrique ?
L.G. : Absolument pas. Mais je vais là où l’on m’appelle. La Côte d’Ivoire ne mendie pas l’amitié d’autres pays. Elle a des alliés, et en aura toujours. En l’occurrence, l’Angola et le Rwanda ont des expériences intéressantes de sortie de crise dont je compte m’inspirer. Je suis tourné vers l’après-guerre civile.

J.A.I. : Beaucoup supputent pourtant que vous étiez parti en Angola pour chercher des armes…
L.G. : Je ne peux pas empêcher les gens de dire ce qui leur fait plaisir. Notre armée a, à ce jour, suffisamment d’armes pour contrer les velléités des rebelles s’ils s’amusent à rallumer le feu. Je respecte l’embargo imposé par l’ONU.

J.A.I. : Êtes-vous pour ou contre le maintien de la base militaire française à Port-Bouët ?
L.G. : Je me pencherai sur cette question plus tard. Chaque chose en son temps.

J.A.I. : La présence de la force Licorne en Côte d’Ivoire vous gêne-t-elle ?
L.G. : Elle est psychologiquement gênante. Licorne est assimilée par une majorité d’Ivoiriens à une force injuste, loin d’être neutre.

J.A.I. : Comment voyez-vous l’issue de la crise ivoirienne ?
L.G. : Elle passera de toute façon. Ce sont les accords qui nous gênent, mais il n’y a plus de combattants en face. Il y a de petits délinquants dont certains politiciens se servent pour m’extorquer des concessions. Le principal problème que nous avons en Côte d’Ivoire c’est de ne pas avoir devant nous un Jonas Savimbi, c’est-à-dire quelqu’un qui soit à la fois un chef militaire et un leader politique. Nous discutons avec des gens qui ne peuvent rien décider de définitif, puisque leurs chefs restent assis à Paris. Voilà ce qui retarde la sortie de crise.

J.A.I. : Vos adversaires vous reprochent de cogérer le pouvoir avec la première dame, Simone Gbagbo, qui contribuerait à radicaliser vos positions…
L.G. : Ceux qui tiennent pareil discours me connaissent mal. Si je consulte beaucoup, je décide seul. Un seul président existe en Côte d’Ivoire : Laurent Gbagbo.

J.A.I. : Est-ce un hasard si vous lisez, en ce moment, le Jules César de l’historien socialiste français Max Gallo ?
L.G. : Je lis ce livre parce que je suis en train de m’occuper de questions militaires. Et les réflexions de César sur l’armée me semblent fondamentales. Sa fameuse maxime « La république est fondée sur les légions » indique qu’aucun État ne peut exister s’il n’a pas les moyens de se défendre. César est, avec Cicéron, l’un des leaders les plus éclairés sur les rapports entre le pouvoir politique et l’armée. J’ai besoin de m’imprégner de sa pensée pour diriger les troupes en cette période trouble de l’histoire de mon pays.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires