Oiseaux de malheur

Ils s’enrichissent sans vergogne sur le dos des pays pauvres et endettés. Un phénomène suffisamment inquiétant pour que l’Allemagne propose, lors du prochain sommet du G8, l’adoption d’un code de conduite réglementant leurs activités.

Publié le 5 juin 2007 Lecture : 6 minutes.

Comme les rapaces qu’ils sont censés symboliser, ils traînent une réputation nauséabonde. Eux, ce sont les « fonds vautours », ou Vulture Funds, du nom générique donné aux fonds spéculatifs (Hedge Funds), qui, comme Blackstone, le plus connu d’entre eux, jettent leur dévolu sur des entreprises moribondes ou des États endettés pour mieux s’enrichir après les avoir tondus. Une activité qu’ils assument d’autant plus facilement qu’elle est très juteuse.
Apparus aux États-Unis dans les années 1950, ils sont aujourd’hui près de neuf mille. Concentrés en Amérique et au Royaume-Uni, ces usuriers ayant pignon sur rue – le plus souvent, celles de New York -, mais qui opèrent dans des paradis fiscaux pour effectuer leurs transactions, agissent pour le compte d’investisseurs, d’institutionnels, voire de particuliers, tous désireux d’obtenir un rendement élevé et rapide de leur argent.
L’an passé, le volume de leur portefeuille avoisinait 1 600 milliards de dollars. Une somme et une prolifération qui suscitent désormais bien des inquiétudes au sein des institutions financières internationales, à commencer par la Banque mondiale, au point que son président démissionnaire, Paul Wolfowitz, pourtant favorable à leurs activités, a dénoncé publiquement, le 12 mars, « un problème éthique et juridique ». Un phénomène suffisamment préoccupant pour que l’Allemagne veuille lancer un signal fort lors du prochain sommet du G8, du 6 au 8 juin dans la station balnéaire de Heiligendamm, en proposant l’adoption d’un code de conduite pour réglementer des pratiques qualifiées « d’immorales » par la chancelière Angela Merkel.
Bien rodée, la logique de ces prédateurs est redoutable. Pour des fonds spécialisés comme Exotix, elle consiste à racheter à bas prix à des créanciers publics ou privés les dettes dites « en détresse » de pays ayant fait défaut, puis de les poursuivre en justice afin d’en réclamer le paiement intégral, en plus de dédommagements et de frais d’avocats substantiels. Des demandes rarement insatisfaites, en particulier devant les juridictions anglo-saxonnes, dont les législations sur le recouvrement sont draconiennes et qui vont à l’encontre de la politique de désendettement engagée par la communauté internationale depuis dix ans vis-à-vis des pays en développement. Pour ces investisseurs de l’ombre, plus le risque sera grand, plus les retombées seront élevées. D’où l’intérêt de s’attaquer aux pays pauvres et endettés, qui constituent des proies de premier choix.
Faute de procédure collective sur le règlement de ces dettes et en l’absence de droit international des faillites, ces fonds profitent même de toutes les failles juridiques pour atteindre leur objectif. En cas d’insolvabilité d’un pays, ils obtiennent de pouvoir bloquer ses actifs mobiliers ou immobiliers partout dans le monde, de saisir ses recettes ou de prendre possession de livraisons de matières premières, voire d’attaquer les entreprises ou compagnies qui travaillent avec ces pays.

Alors qu’elle ploie sous le fardeau de la dette, l’Afrique est, avec l’Amérique latine, un terrain de jeu privilégié. Sur 44 procès intentés à une douzaine de pays lourdement endettés, 26 ont été remportés par ces fonds. Ces derniers sont ainsi parvenus à récupérer une créance globale de 1 milliard de dollars sur des pays comme le Nicaragua, la Zambie (voir encadré p. 88), la République démocratique du Congo (RDC), le Cameroun, mais aussi la République du Congo, sans doute le cas le plus emblématique de cette appétence, dont la dette publique colossale (9,2 milliards de dollars) ne bénéficie toujours pas du mécanisme PPTE. Dans ce pays, des fonds comme Walker, Af-Cap, Elliott Management et sa filiale Kensington International réclament en tout près de 1 milliard de dollars. À lui seul, Kensington, qui a acquis 1,8 million de créances, en demande 300 millions devant la justice américaine. FG Hemisphere, basé à New York, veut également faire rendre gorge aux autorités de Brazzaville sur une somme qu’il tient soigneusement secrète, mais qui a contraint la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC) à interrompre ses livraisons de brut sur le marché américain sous peine de les voir saisies.
Face à l’ampleur du phénomène et à la puissance de ses protagonistes, la liste des remèdes n’est pas extensible, du moins dans l’immédiat, les activités de ces fonds étant parfaitement légales. Le premier repose sur un intense lobbying auprès des instances financières mondiales. Aux États-Unis, passés maîtres en la matière, les adversaires de ce « nouveau capitalisme destructeur », dixit le principal syndicat – l’AFL-CIO -, commencent à donner de la voix. Parmi eux, le révérend Jesse Jackson, mais aussi des stars de cinéma comme l’acteur Danny Glover, président du Forum transafricain, qui a interpellé le président George W. Bush lors d’une récente audition devant le Congrès pour qu’il régule ces pratiques. De son côté, le représentant démocrate Donald Payne, actuellement président du sous-comité Afrique au sein du Parlement, est parti en croisade pour stigmatiser ceux « qui se nourrissent de la misère de l’Afrique ». Des dizaines d’autres organisations ou ONG lui ont emboîté le pas. En mars dernier, 22 syndicats nationaux et 2 confédérations internationales dénonçaient des stratégies de « rentabilité immédiate ». Quant au très vindicatif réseau Jubilee USA, qui parle de « créanciers voyous » (voir www.jubileeusa.org), il s’est insurgé contre la décision de la justice anglaise de faire droit au fonds Donegal de 17 millions de dollars contre la Zambie. Une somme certes éloignée des 55 millions initialement réclamés, mais qui représente tout de même la moitié du montant des remises de dette dont le gouvernement de Lusaka devait bénéficier cette année, et qui est « dérobée à la bouche d’enfants condamnés à boire de l’eau insalubre ».
Au-delà de l’activisme de ces groupes de pression, des solutions plus concrètes résideraient dans une réforme du système de gestion de la dette afin d’éviter des rachats trop faciles de créances. Le Mécanisme de restructuration de la dette souveraine (SDRM) mis en place par le FMI allait dans ce sens, puisqu’il permettait de prononcer l’insolvabilité du débiteur pour mieux le protéger. Mais l’opposition de certains membres, qui y voyaient une atteinte aux droits des créanciers, n’a pas véritablement permis de le tester. Fort heureusement, les institutions financières se sont ressaisies du dossier pour tenter de trouver des parades. Le Club de Paris, qui vient de rappeler l’importance « de mettre intégralement en uvre l’initiative PPTE », a décidé « d’intensifier » ses travaux sur le sujet. Des discussions sont en cours avec le Trésor américain, et l’on pourrait en définitive s’acheminer vers une généralisation de la Collective Action Class (CAC), en vogue depuis trois ans sur les marchés obligataires. Sa logique est simple : les principaux créanciers d’un pays débiteur s’entendraient à l’amiable pour le règlement d’une dette. Un accord auquel tous les autres créanciers, y compris les fonds d’investissement, devraient se soumettre. Mais ces négociations sont par définition très longues. Autres pistes, l’amélioration de la qualification juridique de ces pratiques et l’assouplissement des mesures contentieuses pour limiter la panoplie mise à la disposition des juges.
La proposition de loi déposée en juin 2006 sur les bureaux de l’Assemblée nationale française à l’initiative des députés Marc Le Fur et Bernard Carayon pourrait servir d’exemple. Présenté comme une mesure « de morale et de cohérence dans l’aide aux pays amis, notamment en Afrique », ce texte fondu en un seul article autoriserait le juge français à faire droit à la demande des créanciers « dans la limite qu’il estime satisfaisante [] compte tenu des facultés du débiteur », ou de prononcer sa faillite de façon à le rendre inattaquable. À supposer qu’elle soit adoptée lors de la prochaine législature, cette loi permettrait de limiter l’action des fonds, du moins dans l’Hexagone.

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Ajoutés aux campagnes de dénonciation en vigueur, ces mécanismes actuellement à l’étude suffiront-ils à neutraliser la puissance de ces prédateurs ? Rien n’est moins sûr. Déjà, les ministres des Finances des pays les plus riches, réunis les 18 et 19 mai à Postdam, en Allemagne, ne sont pas parvenus à s’entendre sur les modalités d’une décision politique visant à réguler leurs agissements. Quant au président américain, il n’a pas prévu, selon le porte-parole de la Maison Blanche, d’évoquer ce dossier lors de la rencontre du G8.

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