L’Europe interdite

Pour juguler les flux migratoires, l’Union européenne opte pour des méthodes de plus en plus radicales. Expulsions forcées, manuvres militaires en Méditerranée, camps de refoulement au Maghreb : comment le Vieux Continent mène sa guerre contre les clande

Publié le 5 juin 2007 Lecture : 5 minutes.

Le mardi 29 mai 2007 est entré dans les annales – au demeurant réduites – des grands et petits aveux de l’Histoire contemporaine de l’Europe. Ce jour-là, le porte-parole du commissaire européen à la Justice et aux Affaires intérieures, Franco Frattini, a officiellement reconnu que la politique communautaire de traitement des flux migratoires était « un échec ». Échec au regard des principes moraux qui ont fondé l’UE, mais échec aussi sur le plan de l’efficacité puisque le Vieux Continent des droits de l’homme cherche désormais à exporter hors de ses frontières et de son espace géographique une politique qui revient à faire des États de départ des migrants les geôliers de leur propre population. Ce n’est pas céder aux métaphores faciles que de dire qu’en cette année 2007 l’Europe est en guerre contre les dizaines de milliers de candidats à l’immigration qui se pressent à ses frontières. Une guerre qui a son état-major commun, Frontex (Agence européenne de contrôle des frontières extérieures), ses moyens militaires (avions, navires, radars de surveillance, caméras thermiques, opérations d’interception navale conjointes aux noms évocateurs : « Ulysse », « Triton », « Neptune », « Atlantis »), ses champs de bataille (Méditerranée, Atlantique ouest, Sahara, murs grillagés de Ceuta et Melilla), ses forces auxiliaires et ses gardiens de camps levés dans les États tampons et les pays de transit (Libye, Maroc), ses victimes aussi, par milliers et toujours du même côté. Car cette guerre, qui se déroule aussi ailleurs, de la frontière américano-mexicaine au nord de l’Australie, a une caractéristique terrible : elle oppose l’appareil sécuritaire et juridique européen à un adversaire sans armes, sans identité ni représentation d’aucune sorte, totalement démuni et dont l’unique force réside dans la volonté souvent suicidaire de fuir la misère et de mériter un paradis présumé. « Ils sont comme les kamikazes terroristes », disait il y a peu un général de la Guardia Civil des Canaries, « ils n’ont rien à perdre et tout à gagner. »
Guerre aux migrants*, guerre contre le terrorisme Aussi aberrant que cela puisse paraître, la première est parfois présentée comme un complément indispensable de la seconde. Un rapprochement moralement scandaleux entre, d’une part, un droit fondamental, celui de migrer, inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et, de l’autre, l’une des formes les plus réprouvées de la violence, mais un rapprochement utile, si l’on peut dire. Autant le terrorisme « justifie » Guantánamo, issu d’une décision parfaitement assumée de créer des zones de non-droit où les libertés sont suspendues, autant l’assaut des « clandestins » et autres « illégaux » contre la forteresse Europe « justifie » les mesures coercitives et les restrictions aux droits élémentaires prises par les États membres de l’UE. Entraves au regroupement familial, à la scolarité, à l’accès aux soins, à une justice équitable et au statut de réfugié, traitement policier discriminatoire, expulsions musclées La liste est longue des petits arrangements avec le droit international auxquels se sont livrées les démocraties européennes au cours de cette dernière décennie.

Pour quel résultat ? Une baisse généralisée des demandeurs d’asile, certes. Mais un accroissement proportionnel du nombre de victimes, noyées ou mortes d’épuisement quelque part entre les deux rives du Sahara, preuve que la pression migratoire vers le Nord ne faiblit pas – voire augmente. À cet égard, il est clair que la volonté européenne de couper toutes les voies d’arrivée aux migrants indésirables, loin d’en tarir le flot, ne fait qu’accroître la longueur et l’extrême dangerosité des itinéraires parcourus. On part de toujours plus loin – Mauritanie, Sénégal, Guinée-Bissau, est de la Libye – et de plus en plus hors saison, c’est-à-dire en hiver, quand les tempêtes se déchaînent et restreignent la surveillance des gardes-côtes.
Quand s’arrêtera ce cauchemar ? À l’évidence, ce n’est pas pour demain. Les politiques européennes en la matière s’articulent jusqu’ici autour de quatre impératifs. Un : empêcher l’accès aux migrants – y compris par des incitations visant à décourager les navires de porter secours à des naufragés qu’aucun port ne veut recueillir. Deux : refouler les clandestins. Trois : externaliser – ou sous-traiter, comme on voudra – le traitement primaire des migrants vers les pays de la rive sud de la Méditerranée, quitte à y opérer un tri permettant d’extraire une immigration de travail « choisie » indispensable à la poursuite de la croissance européenne. L’idée de « camps de transit » a ainsi été lancée par la Grande-Bretagne en 2003, puis officiellement reprise par l’UE en 2005 sous l’appellation de PPR (Programmes de protection régionaux). Il s’agit de financer l’exportation de la totalité du processus de filtrage et d’asile dans les États tampons du Maghreb et de l’ex-URSS (Ukraine, Biélorussie, Moldavie), à l’image de ce que les Américains ont fait en externalisant le « traitement » d’une bonne partie de leurs captifs islamistes auprès d’alliés beaucoup moins tenus qu’eux par le respect des libertés individuelles. On passe ainsi insensiblement du burden sharing (« partage du fardeau ») au burden shifting (« fuite des responsabilités »). Le Maghreb compte aujourd’hui une trentaine de ces zones d’attente, pour la plupart des centres fermés, formels ou informels – dont la moitié en Libye -, où les conventions internationales en matière de droits de l’homme ne sont qu’un lointain souvenir. Quatre, enfin : aider au développement des pays d’origine des migrants afin de maintenir les candidats sur place. Ce dernier point, le seul qui ne relève pas d’une conception sécuritaire, voire guerrière, du problème migratoire, est évidemment fondamental. Mais outre le fait qu’en termes réels l’aide des riches du G8 envers l’Afrique stagne, voire baisse depuis deux ans, ce « codéveloppement » relève le plus souvent du marchandage et du donnant-donnant cyniques : on négocie l’aide au développement dans le cadre d’accords dits concertés avec les pays de départ – Sénégal, Mauritanie, Mali, Liberia, Cameroun -, en fonction et à la mesure de leur volonté d’empêcher leurs propres citoyens de quitter le territoire. La violation des textes internationaux qui reconnaissent à toute personne le droit de quitter tout État, y compris le sien, est ici implicite. Mais qui s’en soucie, quand mondialisation rime avec enfermement ? Le lien fort et précis entre l’aide, d’une part, et, de l’autre, l’injonction faite aux pays de départ de se constituer en une sorte de camp de rétention de leurs propres citoyens désireux d’émigrer ne pouvait être mieux illustré que par l’intitulé du nouveau ministère confié, au sein du gouvernement français, à Brice Hortefeux, un proche du président Sarkozy : « Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement ». L’équation a au moins le mérite d’être clairement posée. Même si elle demeure insoluble.

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*Titre d’un précieux recueil de témoignages consacré aux événements de Ceuta et Melilla en 2005, publié par le collectif Migreurop aux Éditions Syllepse (Paris, 2007, 235 pages, 10 euros).

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