Les travaux de la pensée

Petit par la taille, grand par l’Histoire, le pays n’a jamais cessé d’être un laboratoire d’idées, souvent innovantes, dans le monde arabo-musulman.

Publié le 5 juin 2007 Lecture : 5 minutes.

Considérée comme un modèle de réussite économique et sociale en Afrique, la Tunisie gagne à l’être aussi en matière culturelle. Le terrain est propice, comme en témoignent les vestiges de son passé, ses grandes figures et ses grands événements historiques. De Carthage à Kairouan, de saint Augustin à Aboul Qassem Chebbi, le pays a toujours été partie prenante de la culture mondiale. Il peut se prévaloir d’inscrire ses auteurs et ses artistes contemporains dans la lignée des intellectuels du XIVe au XVIe siècle, tels Ibn Khaldoun, le père de l’historiographie moderne, Ibn Mandhour et son Lissan al-arab, encyclopédie inimitable de la langue du Coran, ou encore Ibn al-Fadhl, auteur du traité d’érotologie le plus sulfureux du monde musulman : Le Jardin parfumé. Une lignée de penseurs innovateurs, provocants et rebelles qui ne cesseront d’inspirer l’apport culturel de ces dernières décennies, marquées par des uvres phares et des réflexions inédites.
On pense tout d’abord à l’apport sociologique, bien évidemment, et aux écrits innovant en matière d’égalité des sexes. La Tunisie a donné naissance à Tahar Haddad, auteur du fameux La Femme dans la charia, considéré comme un brûlot dans les années 1930 et qui a grandement participé à ouvrir l’un des chantiers les plus importants du XXe siècle en terre d’islam, celui de l’émancipation des femmes. On pense également à l’éducation – n’est-ce pas l’investissement le plus utile qui fut accompli depuis cinquante ans en Tunisie ? – avec cette première donne, unique dans le monde arabe : laïciser les manuels scolaires et les infléchir vers la modernité, une entreprise à mettre à l’actif de Mohamed Charfi, ministre de l’Éducation au début des années 1990.
Sur la trace de ces pionniers, de nombreux Tunisiens ont apporté d’importantes contributions à la pensée sociologique, tel Abdelwahab Bouhdiba, le premier à s’être aventuré dans l’analyse de la sexualité en islam ; Fethi Ben Slama, qui mit la religion sur le divan ; Lilia Laabidi, dont l’uvre Sabra Hachma s’est attaché à déconstruire les mécanismes réduisant les femmes au silence. Plus récemment de jeunes chercheurs, comme Dalenda et Abdelhamid Largueche, ont publié de brillants essais sur les formes de marginalité dans les sociétés musulmanes.
Issus d’une terre d’ouverture intellectuelle, les Tunisiens se sont rarement réfugiés dans la doctrine. Bien au contraire. Il y a tout lieu même de parler d’une véritable « école tunisienne de la pensée musulmane moderne » plus active que jamais. L’islam de la Zitouna est loin de la rigidité caricaturale d’Al-Azhar et les imams locaux n’ont rien à voir avec les machines à fatwas que sont certains prédicateurs du Golfe, tant ils restent imprégnés de la révolution laïque entamée dès l’indépendance.
C’est du reste dans le domaine des nouvelles lectures des textes islamiques que les Tunisiens prouvent, avec brio, leur capacité à s’inscrire dans la pensée contemporaine. Ils comptent, en effet, des historiens comme Hichem Djaït, auteur de livres de références sur l’histoire musulmane, de La Grande Discorde au très récent La Vie de Muhammad, un ouvrage pour le moins dérangeant ; des philosophes comme Youssef Seddik, qui « commit » le Coran en bandes dessinées et récidiva avec Nous n’avons jamais lu le Coran, livrant une nouvelle approche de l’islam débarrassé des oripeaux de la tradition ; des essayistes comme Abdelwahab Meddeb, pointant La Maladie de l’islam, Hamadi Redissi, fustigeant L’Exception islamiste ou Mondher Sfar, allant jusqu’à se demander Le Coran est-il authentique ? ; des islamologues comme Mohamed Talbi ou Abdelmajid Charfi, soumettant cette religion à un regard des plus lucides et démystificateurs ; des chercheuses, comme Olfa Youssef, à la critique virulente de ses prédécesseurs, des militantes osant publier des Plaidoyers pour l’égalité dans l’héritage. D’aucuns savent que, pour moins que ça, ces véritables « Luther du monde musulman » auraient été châtiés s’ils n’habitaient pas un petit pays qui s’appelle la Tunisie
Venons-en aux arts maintenant. C’est en Tunisie que le théâtre arabe eut ses plus grandes heures de gloire. Les expériences d’hier et d’aujourd’hui, d’Ali Ben Ayad à Taoufik Jebali, ont donné à l’art dramatique le droit d’exister dans une culture arabe qui ne connaissait pas ce genre. On peut ne pas aimer la dernière pièce de Fadhel Jaïbi qui s’est jouée des semaines à guichets fermés à Tunis, il n’en demeure pas moins que seul un Tunisien de sa trempe pouvait aborder avec autant de liberté, dans Corps otages, le thème et les enjeux de l’islamisme.
Quant à Fadhel Jaziri, on lui doit la formule du spectacle « liturgique » puisant dans le rituel voué aux saints pour le réinventer sur scène. La Hadhra fut une tentative inédite visant à sortir chants et gestes confrériques du cercle des initiés pour en faire une uvre grand public. Depuis, le souci de réhabiliter ce patrimoine en voie de disparition a fait des émules dans d’autres pays de la région et les festivals de musiques sacrées ont essaimé.
Il en fut de même pour le septième art. Si Samama Chikli compte parmi les premiers inventeurs d’images sur le continent, avec son court-métrage Zohra (1922), si, plus tard, l’industrie du cinéma égyptien a dépassé la production tunisienne, la qualité cinématographique de celle-ci a trouvé ses porte-parole en des réalisateurs tels que Ridha al-Bahi, Abdellatif Ben Ammar, Tayeb Louhichi, Mahmoud Ben Mahmoud, Moufida Tlatli, Nouri Bouzid ou Férid Boughedir, qui seront les premiers à casser les tabous de la nudité, du viol ou de l’homosexualité. Leurs films auront, à leur façon, consacré la naissance de l’individu dans le monde arabe. Et en dépit de l’annonce prématurée de l’essoufflement du cinéma en Tunisie, les derniers films, comme Making Off de Bouzid – racontant, avec une rare audace, le parcours d’un jeune kamikaze – sont venus confirmer la fibre innovatrice qui caractérise la création tunisienne.
Aujourd’hui, il suffit de se promener dans les galeries et les espaces culturels de la capitale, pour découvrir que ce pays, toujours à l’avant-garde de nouvelles expressions artistiques, explore aussi d’autres arts tels la peinture et la danse. Deux domaines qui laissent présager l’émergence de nouveaux talents. Les nouvelles générations peuvent dorénavant aborder leur avenir avec un solide bagage intellectuel. Il faudrait, toutefois, que les autorités publiques et la société civile reconnaissent et encouragent cet élan. D’autant que le prochain chantier est immense : conserver les acquis de la pensée laïque, préserver cette flamme dans un monde musulman menacé par les démons du passé et la culture du désespoir.

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