Le grand bond en avant

Économiquement et socialement, le royaume est en plein boom. Mais cette modernisation à marche forcée est ralentie par les carences de l’agriculture, de la justice et de l’enseignement. Et souffre de l’absence d’une stratégie d’ensemble claire.

Publié le 5 juin 2007 Lecture : 10 minutes.

Le Maroc a choisi le grand large et la mondialisation. Et cela se voit. Pas une ville qui ne soit en chantier, pas une page de journal sans inauguration, pas un wali sans programme d’irrigation ou d’électrification, pas un chef d’entreprise sans projet de conquête. Aiguillonné par un roi plutôt taiseux mais omniprésent sur le terrain, un « grand bond » économique est à l’évidence en cours dans ce pays de 30 millions d’habitants.
Du Rif à Tanger, dans cette région nord qu’on appelait autrefois le « Maroc inutile », on se croirait en Chine. La zone franche créée en 1999 a remarquablement rempli son rôle et attiré 254 entreprises et 26 000 emplois. Le premier terminal du port en eaux profondes Tanger-Med I, qui sera inauguré en juillet, a pour ambition de « valoriser au mieux notre proximité avec l’Europe », comme l’explique Saïd el-Hadi, le président du directoire de l’Agence spéciale Tanger-Méditerranée (TMSA). À terme, il est appelé à devenir le premier port de conteneurs d’Afrique et sera capable de desservir l’Europe en vingt-quatre heures.
À l’ombre de cet investissement de 11 milliards de dirhams (en tenant compte des travaux d’aménagement et des infrastructures routières), les zones franches poussent comme des champignons. Leur succès est tel que la construction d’un Tanger-Med II vient d’être décidée. Le dernier tronçon de l’autoroute Tanger-Marrakech (650 km, au total) a été inauguré en avril et voici que l’on parle de creuser un tunnel ferroviaire sous le détroit de Gibraltar et de lancer le chantier d’un train à grande vitesse vers le Sud.

À l’autre extrémité du pays, en terre sahraouie, on se croirait dans l’Autriche des années 1960. Pas pour le climat ni le relief, bien sûr, mais pour le foisonnement des projets touristico-agro-pastoraux. Conduits par l’Agence du Sud, ces derniers incluent la protection architecturale des ksour, le développement des gîtes touristiques, l’appui à la pêche artisanale, la protection des palmiers dattiers, la formation des personnels, etc. Selon Ahmed Hajji, le patron de l’Agence, il s’agit, pour ces oasis qui s’éteignaient doucement entre désert et océan, d’« une révolution copernicienne ».
Le Maroc central bâtit pour sa part, à toute allure, des plates-formes pour accueillir certaines activités délocalisées par les Européens. Ces grands « parcs » baptisés CasaShore, Rabat Technopolis, MarrakechShore, TangerShore ou FèsShore ambitionnent de créer plus de 90 000 emplois. En attendant l’adoption d’un programme nucléaire civil, un réacteur de recherche de 2 MW acheté à l’américain General Atomics a commencé de fonctionner le 2 mai. Quelque 14 milliards de dollars en provenance de la région du Golfe devraient être investis au cours des dix prochaines années, à Tanger et à Marrakech. Même le secteur textile, pourtant mis à mal par la concurrence chinoise, se redresse après avoir adopté un positionnement plus « haut de gamme ».
De « plan Émergence » en « plan Azur », le Maroc est en plein bourgeonnement. Mais c’est dans le secteur touristique que la poussée de sève est le plus spectaculaire. En 2006, 6,5 millions de touristes étrangers ont visité le royaume (+ 12 % par rapport à l’année précédente). Leurs dépenses ont avoisiné 6 milliards de dollars (+ 30 %). Les autorités se sont fixé pour 2010 l’objectif de 10 millions de touristes. Pour l’atteindre, elles ont ouvert le ciel marocain à vingt-deux nouvelles compagnies aériennes et lancé six stations balnéaires. Dans l’une de ces dernières (Taghazaout, près d’Agadir), le fonds d’investissement américain Colony Capital a misé 1,8 milliard d’euros.
Du côté des indicateurs macroéconomiques, les voyants sont au vert. En 2006, la croissance a progressé de 8,1 %, contre + 1,7 % en 2005 ; les recettes budgétaires ont augmenté de 10,5 %, et les dépenses publiques de 1,3 % seulement ; la balance des paiements est excédentaire depuis six ans et les réserves en devises représentent désormais un an d’importations. Banque mondiale, FMI, Union européenne ou Agence française de développement, tout le monde applaudit la bonne gestion budgétaire du royaume et le caractère performant de son système bancaire.
L’élite marocaine ne boude pas son plaisir. « Notre pays est une fleur qui éclôt, se félicite Bouthayna Iraqui Houssaïni, présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprises (Afem). Avant, il n’y avait aucune discussion, et tous les programmes étaient du pipeau. Les inaugurations relevaient de la com, on ne pouvait rien importer et tout le monde trichait. Aujourd’hui, nous avons entrepris de dresser une cartographie de la misère, pour pouvoir agir contre elle. Hier, cela aurait suffi à nous envoyer au bagne. Les biens de consommation sont disponibles en abondance, grâce à l’abaissement des droits de douane, les orphelinats que l’on construit sont de vrais orphelinats, et les transactions commerciales donnent lieu à l’établissement de factures. Bref, l’assainissement du pays est en cours. »
Ce que confirme Hassan Chami, l’ancien président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) : « Il y a une volonté manifeste de désengagement de l’État, dit-il. L’accélération de la croissance est due au changement de gouvernance, car le tout-État et l’exercice solitaire du pouvoir n’entraînent pas de développement. Grâce au roi, nous en finissons peu à peu de l’omnipotence d’une technostructure qui n’écoutait qu’elle-même. La société civile commence à faire entendre sa voix. »
« Naguère, renchérit Anis Bouayad, un consultant français né à Fès, il y avait une chape de plomb administrative. Elle s’est allégée et l’on assiste à une sorte de démocratisation par l’économie sous l’effet des accords de libre-échange passés avec les États-Unis, l’Europe et les Émirats. »
Même son de cloche chez Fahd Yata, le directeur de la rédaction de l’hebdomadaire La Nouvelle Tribune : « Notre économie, explique-t-il, est entrée dans une phase vertueuse. Certes, la corruption et le népotisme n’ont pas disparu, mais les choses bougent, grâce au roi, qui, à la différence des politiques, est un homme moderne. Lui parcourt le pays, y compris pendant le ramadan, pour faire avancer les projets. Il a fermé les bagnes et propose de dialoguer avec le Front Polisario. »

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Avec mesure et sans cacher les zones d’ombre, Fathallah Oualalou, le ministre des Finances et de la Privatisation, se montre « particulièrement fier des trois autonomies que nous avons acquises ». D’abord, par rapport à la pluviosité, puisque « notre produit intérieur brut dépend de moins en moins du PIB agricole ». Ensuite, par rapport aux privatisations, dans la mesure où « notre budget peut se passer des recettes qui en découlent ». Enfin, par rapport aux investissements étrangers, qui ne sont plus seulement « de portefeuille », autrement dit de simples opérations financières, mais se traduisent par « de vraies créations de capacités de production ». Conclusion : « Nous sommes en train de gagner le challenge de la diversification. »
Les Marocains, qui sont de plus en plus des esprits libres, ne se contentent pas de ce panorama économique réjouissant. Une centaine de chercheurs, universitaires et hauts fonctionnaires se sont livrés, sous la houlette d’Abdelaziz Meziane Belfkih, conseiller du roi, à un travail rétrospectif et analytique concernant « cinquante ans de développement humain au Maroc et les perspectives pour 2025 ». En juin 2006, leurs réflexions ont été publiées sous le titre Le Maroc possible. « Ce travail est une première, commentent Ferid Belhaj, chef du bureau de la Banque mondiale à Rabat, et José Lopez-Calix, chef économiste. Il est remarquable de voir ces quinquagénaires se remettre en cause avec autant de franchise ! » Quelles critiques formulent-ils ? « La croissance ne va pas assez vite ; il n’y a pas assez de PME, et notre classe moyenne n’est pas suffisamment étoffée », lance Mustapha El Baze, professeur à l’Institut supérieur de commerce et d’administration des entreprises (Iscae).
« De quel miracle marocain parle-t-on ? 54 % des localités rurales sont toujours isolées. Avec une croissance moyenne, sur cinquante ans, de 3,7 % et une croissance démographique de 2,5 %, il ne reste pas grand-chose à répartir », maugrée, de son côté, Najib Akesbi, chef du département des sciences humaines à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan-II.
Pour Lahcen Daoudi, vice-président de la Chambre des représentants et membre du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste modéré), « les îlots de prospérité ne peuvent cacher que 5 millions de Marocains vivent en dessous du seuil de pauvreté. Il faut se demander pourquoi nos gamins sniffent, se jettent à l’eau à Gibraltar ou se font exploser. Avec nos docteurs d’université qui n’ont jamais travaillé et nos gosses qui ne peuvent pas dormir chez eux parce qu’il est impossible de loger deux familles dans 26 m2, comment voulez-vous qu’on ne fabrique pas des extrémistes ? »

Même Ahmed Lahlimi Alami, le commissaire général au Plan, ne cache pas son inquiétude : « Il faudrait, dit-il, des plans stratégiques qui convainquent la population que, par-delà les difficultés du moment, elle a un avenir. La gouvernance par programme annuel et sectoriel accroît les demandes catégorielles, auxquelles le gouvernement répond vaille que vaille. Cela ressemble à la France, mais la France a des moyens que nous n’avons pas. C’est bien de se préoccuper du tourisme, du textile et de l’offshore, mais pour bâtir quel type de société ? Il nous manque une boussole. » Les causes et les symptômes de ce mal-être ? L’agriculture, l’éducation et la justice.
Le Maroc n’est pas un pays agricole, même si environ 40 % de sa population vit, de près ou de loin, de l’agriculture et de l’élevage. Le problème est que les bonnes terres sont situées dans le Sud et que les pluies qui pourraient les fertiliser ne tombent guère que dans le Nord. Délaissé par Hassan II, le monde rural vit dans une pauvreté impressionnante qui explique que le Maroc se traîne à la 123e place mondiale en matière de développement humain. La productivité du paysan est dramatiquement faible : 40 % de la population produit 15 % de la richesse nationale. Lorsqu’il ne pleut pas, comme cette année, la croissance du PIB ne dépasse pas dans le meilleur des cas 4 % (contre 8,1 % l’année précédente). Depuis quarante ans, la productivité n’a crû que de 4 quintaux à l’hectare. À titre de comparaison, la progression a été, dans le même temps, de 40 q en France.
Aucun parti, aucune étude, n’a encore dit crûment la vérité aux Marocains, à savoir que la moitié de la population rurale devrait quitter les champs, les djebels et les bleds. Reste à savoir si, dans les villes, les emplois, les logements, les services publics seront au rendez-vous quand ces ruraux y migreront. Dans le cas contraire, cette population, pour l’heure plutôt imperméable à l’islamisme, ne risque-t-elle pas de basculer dans le camp des désespérés ?
La justice est unanimement clouée au pilori. Corrompue, lente et compliquée, elle incarne les forces conservatrices. Compte tenu de sa réticence à appliquer le nouveau code de la famille, il est presque miraculeux qu’en ville une femme sur quatre parvienne à se marier sans l’autorisation de son père ou de son frère. Dans ce domaine-là aussi, Mohammed VI multiplie les coups de boutoir, exile en province les magistrats par trop rétifs aux réformes ou corrompus…
Et puis il y a la situation catastrophique de l’enseignement. Aux antipodes de la Tunisie léguée par Habib Bourguiba, le Maroc est gravement handicapé par un système scolaire hors d’usage. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 37 % d’analphabètes, plus de 25 % de chômeurs parmi les diplômés de l’enseignement supérieur, sans parler de la fuite précoce des populations rurales féminines hors de l’école
Inutile de pleurer sur l’arabisation forcée, la duplication d’un modèle français généraliste qui a fait la preuve de son inadaptation ou le conservatisme du corps enseignant : la remise à neuf prendra vingt ans et l’on peut se demander d’où sortiront les 10 000 ingénieurs annoncés pour 2010, quand les écoles spécialisées n’en produisent actuellement que 4 300 par an. De l’enseignement privé, qui est en moins mauvaise posture ? Faudra-t-il faire venir des informaticiens indiens et des conducteurs d’engins roumains pour répondre à la demande des chantiers et des centres offshore ?
Dans la course-poursuite engagée, sur le terrain économique et social, entre la modernité et l’islamisme, la monarchie joue un rôle ambigu. Incontestablement, les élites voient dans le roi un rempart contre la poussée des fondamentalistes. Avec son Initiative pour le développement humain, celui-ci s’est engagé à fond dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, suscitant une mobilisation réelle de la bourgeoisie en faveur des plus défavorisés. Sa légitimité est totale et il rassure.
Mais le holding ONA, qui détient apparemment un tiers de la capitalisation de la Bourse de Casablanca et joue un rôle majeur dans le sucre, la téléphonie mobile, l’immobilier, la banque et le tourisme (notamment), est contrôlé par la famille royale. On assure que les entreprises du groupe sont les seules à avoir été auditées, d’un point de vue social, par l’agence Vigeo (que dirige la Française Nicole Notat), qui leur a d’ailleurs donné de très bonnes notes, mais cela n’empêche pas les interrogations sur les risques de conflit d’intérêts et de confusion des genres.
Et puis, la stratégie d’ensemble n’est pas encore claire. Si Mohammed VI s’efforce d’aménager la « maison Maroc » de manière à la rendre plus vivable pour tous, il ne précise pas ses vues sur l’avenir. Personne n’ose se lancer à sa place dans une réflexion stratégique approfondie, pourtant indispensable pour éclairer les choix des acteurs économiques et donner meilleur moral aux ménages. Le choix de s’arrimer à l’Europe présente, par exemple, d’incontestables avantages. Mais à s’en contenter, le Maroc risque de demeurer longtemps une sorte d’arrière-cour. Seule une union maghrébine avec, notamment, l’Algérie et la Tunisie, pourrait lui permettre de rééquilibrer ses rapports, actuellement défavorables, avec la rive nord de la Méditerranée. Hélas ! en raison du conflit entre Rabat et Alger à propos du Sahara occidental, cette perspective demeure largement utopique.

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