Cannes sans frontières

Qu’il s’agisse du genre des uvres présentées, grosses productions ou films d’auteur, ou de leur origine géographique, cette année plus que jamais, le célèbre Festival a fait coexister des mondes fort différents.

Publié le 5 juin 2007 Lecture : 10 minutes.

Cannes 2007, avant-dernier jour de la manifestation. Dans les rues encore peu fréquentées de la ville, vers 8 heures du matin, nous nous dirigeons vers le Palais des festivals pour assister dans l’immense salle Lumière au premier film de la journée en séance de presse, Promets-moi !, du cinéaste serbe déjà lauréat de deux Palmes d’or Emir Kusturica. Tout à coup, il nous faut faire un écart : devant nous, barrant le trottoir de son corps étendu, un clochard dort la tête appuyée contre un bac de fleurs sur lequel sont disposées trois bouteilles de champagne de bonnes marques pas tout à fait terminées. Le SDF les avait-il récupérées quelques heures auparavant au milieu des reliefs d’une de ces nombreuses fêtes qu’organisent chaque soir sur la Croisette les producteurs de films et autres puissants de l’industrie cinématographique mondiale ? Étaient-elles déjà là, déposées par des festivaliers en goguette, rentrant au petit matin après une nuit blanche, quand l’homme s’était installé pour s’offrir quelques heures d’un très inconfortable sommeil ?
La cloche et le champagne. L’extrême dénuement et le luxe. Une opposition qu’un photographe empruntant le même chemin que nous aurait pu saisir à travers son objectif à ce moment-là pour symboliser assez bien ce que représente plus que jamais cette année le Festival de Cannes, qui fait coexister sans frontières bien définies des mondes fort différents sinon toujours incompatibles. Aussi bien au niveau de la production et de la commercialisation des films que, ce qui est encore plus frappant, au niveau artistique.

Petits pays, budgets modestes. Le cru 2007 de la compétition pour la Palme d’or a vu ainsi se confronter, comme jamais ces dernières années, des films appartenant à des univers cinématographiques presque sans aucun rapport. À une extrémité, on trouve de grosses productions américaines très typées, financées par les grands studios et destinées à plaire au grand public. Parmi celles-ci, Zodiac, la longue traque d’un tueur en série racontée avec talent mais sans génie par David Fincher, No Country for Old Men, une sorte de western contemporain violent et drôle à la fois des frères Coen, Death Proof, un exercice de style – avec notamment une poursuite de voitures complètement folle – du passionné de cinéma de genre Quentin Tarantino, ou We Own the Night, l’ambitieux polar « social » de l’auteur de Yard James Gray. Sans oublier, hors compétition, Ocean’s Thirteen, le troisième opus de la série à succès de Steven Soderbergh, moins bien accueilli que les deux précédents, mais dont les vedettes (George Clooney, Brad Pitt, Matt Damon, etc.) ont enflammé la Croisette à l’heure de monter les célèbres marches.
À l’autre extrémité figurent des uvres aux budgets modestes, comme Tehilim, l’intense film israélien de Raphaël Nadjari évoquant le désarroi d’une famille à Jérusalem après la disparition soudaine et inexpliquée du père, Paranoid Park, le nouveau film de Gus Van Sant qui se déroule dans le monde des skaters de l’Oregon et constitue – avec un sujet moins fort cependant – une sorte de suite d’Elephant (Palme d’or 2004) en explorant avec finesse les perturbations de l’adolescence, ou encore Secret Sunshine, le superbe film, à mi-chemin entre le polar et la chronique sociale, de l’ex-ministre de la culture de Corée du Sud Lee Chang-dong. Et, surtout, les deux films qu’a tenu à distinguer tout particulièrement le jury dirigé par le cinéaste britannique Stephen Frears, en leur accordant respectivement le Grand Prix et la Palme d’or. Le premier, Mogari no mori, est une magnifique uvre naturaliste et quasi mystique de la Japonaise Naomi Kawase, nous invitant à suivre la dérive dans une forêt aussi dense que parfois inquiétante de deux personnages perturbés, une aide-soignante et un vieillard également marqués par un deuil impossible. Le second, le grand triomphateur du Festival, 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu, vient de Roumanie et symbolise à lui tout seul la vitalité d’un cinéma aussi modeste économiquement qu’ambitieux artistiquement.
Ce récit de vingt-quatre heures dans la vie de deux étudiantes qui cherchent avec les plus grandes difficultés à réaliser sur l’une d’entre elles un avortement tardif (le titre énigmatique du film annonce en fait la durée de la grossesse) dans la Roumanie du communisme finissant, réalisé en décors naturels dans un style épuré et efficace qui rappelle celui des frères Dardenne (Palmes d’or pour L’Enfant et Rosetta ces dernières années), présenté en tout début de Festival, a dominé la compétition alors même qu’il s’agissait sans doute du plus petit film projeté, avec un budget de 690 000 euros.
Le réalisateur, recevant son trophée, ne cachait pas sa stupéfaction et son plaisir de se voir couronné pour un long-métrage qui n’existait même pas à l’état de projet il y a un an, qui risquait de ne pas pouvoir être terminé dans de bonnes conditions faute d’argent il y a encore six mois, et qui lui laissait espérer au mieux il y a encore quelques semaines une sélection à Cannes dans une des sections « parallèles » (soit hors du circuit « officiel » contrôlé par les organisateurs du festival) comme la Quinzaine des réalisateurs.
Il aurait pu ajouter que son « exploit » est encore plus étonnant quand on sait que le cinéma roumain était quasiment mort au lendemain de la « révolution » anti-Ceaucescu : aucun film réalisé en 2000 ! Et qu’il ne fait que suivre celui déjà accompli à Cannes, à un moindre degré, par plusieurs de ses compatriotes : prix de la section officielle « Un certain regard » attribués à La Mort de Dante Lazarescu de Cristi Piu en 2005 et à California Dreamin de Cristian Nemescu cette année, prix de la Caméra d’or pour le meilleur premier film décerné en 2006 à 12 h 08 à l’est de Budapest, trois uvres satiriques et souvent truculentes sur les dysfonctionnements de la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui.

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Un palmarès courageux. Le triomphe on ne peut plus mérité de Cristian Mungiu a montré que les « petits cinéastes des petits pays », selon sa propre formule, pouvaient fort bien tenir artistiquement la comparaison avec les réalisateurs chevronnés disposant de moyens importants dans un festival – fût-ce le plus important du monde – qui privilégie le film d’auteur. Le jury a d’ailleurs fait sienne cette conviction avec un palmarès courageux.
Ont été « oubliés » au moment de la distribution des récompenses non seulement les grosses productions américaines, qui étaient pourtant souvent de qualité cette année (nombreux étaient ceux parmi les 4 500 journalistes présents sur la Croisette qui pensaient que les frères Coen l’emporteraient une nouvelle fois), mais aussi la plupart des réalisateurs chevronnés (Kusturica ainsi que le Chinois de Hong Kong Wong Kar-wai ou le Russe Sokourov). À la seule exception de Gus Van Sant, un Américain dont le cinéma est d’ailleurs très « européen » et qui a reçu un Prix du soixantième anniversaire du Festival qui couronnait plus l’ensemble de son uvre que le film présenté cette année. En revanche, outre Mungiu et Kawase, ont été primés d’autres films exigeants et plus destinés a priori au circuit art et essai qu’au grand public.
C’est ainsi que le Mexicain Carlos Reygadas, avec le très beau, très lent et très austère Stellet Licht (drame de l’adultère dans une communauté très religieuse d’Amérique centrale) a reçu le Prix du jury alors que les films du Coréen Lee Chang-dong et de l’espoir russe Andreï Zviaguintsev (là encore avec une uvre lente et contemplative mais formellement remarquable, Le Bannissement, évoquant la séparation impossible d’un couple mal assorti) ont été distingués grâce à des prix d’interprétation.
Le Prix du scénario, c’était un minimum, a pour sa part été attribué à De l’autre côté, du jeune réalisateur allemand d’origine turc Fatih Akin, qui avait déjà connu la consécration en 2003 avec Head On, Ours d’or au Festival de Berlin. Racontant un chassé-croisé entre plusieurs individus déracinés, essentiellement la mère d’une activiste kurde réfugiée en Allemagne et un professeur turc qui enseigne à l’université dans la capitale germanique avant de retourner dans son pays, ce film habilement construit et fort intéressant, plein de rebondissements, symbolise fort bien ce jeu avec les frontières qui est la marque de Cannes.

Tribune pour les films politiques. Il en est de même pour Persepolis, réalisé par Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi d’après la célèbre bande dessinée autobiographique de la seconde. Ce film en noir et blanc réussit à transposer sous forme de cinéma d’animation un récit intimiste, évoquant avec un mélange d’humour et de sérieux des allers-retours entre l’Iran en pleine révolution islamiste et l’Europe de l’Ouest où finira par se réfugier définitivement l’héroïne, sans perdre aucune des qualités – notamment esthétiques – de l’uvre originale. Il permet de mettre en évidence toute une série de façons de contourner ou subvertir les frontières – géographiques, esthétiques, thématiques. Notamment, et c’est peut-être ce que le jury a voulu souligner en lui accordant le Prix du jury ex aequo, en traitant un sujet avec un fort contenu sociologique et politique qui, a priori, ne se prête guère au cinéma d’animation, très rarement présent d’ailleurs à Cannes.
La protestation qu’une fondation iranienne – fortement liée, dit-on, au régime iranien – a émise pour stigmatiser le film de Marjane Satrapi est venue rappeler que le retentissement du Festival offre une tribune exceptionnelle aux films à contenu politique. On l’a encore vu cette année avec l’événement qu’a constitué, au grand dam de Moscou, la projection « officielle » d’un film surprise, sélectionné au dernier moment et hélas médiocre, Rebellion, l’affaire Litvinenko, du nom de cet ancien agent russe du FSB récemment assassiné à Londres comme aux plus beaux temps de la guerre froide.
Mais, dans la plupart des cas, ce n’est pas frontalement, mais de biais, ou en creux, donc là encore « à la frontière », que la politique s’est invitée dans les uvres présentées, que ce soit en compétition ou dans les autres sections du Festival. Que le cinéma actuel préfère ainsi traiter des problèmes de ce monde artistiquement plutôt que sur le mode directement réaliste, même dans les documentaires (par exemple celui du Français Jean-Pierre Limosin sur les Yakusas japonais, qui, tel qu’il a été tourné, pourrait aussi bien être une fiction), est un signe des temps, et notamment du recul des idéologies jusqu’à récemment dominantes. Il n’y a pas lieu en général de le regretter, en tout cas d’un point de vue cinématographique. Le film de Fatih Akin nous en dit sans doute plus, d’ailleurs, sur les problèmes de la Turquie d’aujourd’hui, ou le beau long-métrage de Sokourov sur l’occupation de la Tchétchénie (vue à travers les yeux d’une grand-mère russe), malgré leur survol très partiel de la situation, que toutes les uvres dont le contenu est dicté par l’esthétique et la « morale » télévisuelles.

Sur le thème du désarroi subjectif. Quant aux films du Moyen-Orient projetés cette année dans les diverses sections – deux films israéliens, Tehilim et le réjouissant La Visite de la fanfare (une fanfare égyptienne égarée est bloquée vingt-quatre heures dans un village de l’Israël profond), et deux films libanais, Un homme perdu de Danielle Arbid et le très drôle et tendre Caramel, le premier long-métrage, autour du microcosme que constitue un salon de beauté à Beyrouth, de la jeune Nadine Labaki -, ils étaient d’autant plus éloquents, indépendamment de leurs qualités indéniables, qu’on ne pouvait pas éviter de remarquer leur parti pris unanime : ne pas parler, même au simple niveau du contexte explicite du récit, de la guerre ou du terrorisme.
Difficile sans doute de dire mieux à quel point les populations de la région sont fatiguées de vivre dans la tragédie et en état de tension permanente. La plupart des films qu’on pouvait voir sur les écrans cannois avaient d’ailleurs choisi cette année de privilégier le thème du désarroi subjectif par rapport à celui des préoccupations collectives, ce qui est une nouvelle fois une indication sur l’atmosphère qui règne sur la planète en ces temps de mondialisation accélérée.

Retour de l’Amérique latine. Comme on l’aura déduit de ce qui précède, le cinéma d’auteur dans ce qu’il a de meilleur, qui est pour l’essentiel celui que l’on voit à Cannes, provient de toutes les parties du monde. Mais les diverses régions et les divers pays – du moins quand on peut repérer la nationalité d’un film, ce qui est désormais souvent difficile (le film « français » en compétition Le Scaphandre et le papillon était réalisé par l’Américain Julian Schnabel, etc.) – ne font pas la preuve du même dynamisme.
Outre l’omniprésence des États-Unis, toujours dominants, et l’émergence de la Roumanie, qui témoigne d’un renouveau cinématographique dans toute l’Europe de l’Est, on peut signaler le retour sur le devant de la scène de l’Amérique latine (avec le Mexique et l’Argentine en figures de proue) et de la France (deux fois récompensée au palmarès) et la confirmation de la bonne santé du cinéma asiatique, toujours aussi créatif même si ses figures de proue (Wong Kar-wai, Hou Hsiao-sien, etc.) ont cette fois déçu. En revanche le monde arabe, sauf une petite partie du Moyen-Orient, toute l’Afrique subsaharienne (voir J.A. n° 2420) et bien des pays de l’Europe de l’Ouest (l’Espagne, l’Italie, les nations scandinaves) étaient très peu visibles en 2007 à Cannes.

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