Algérie : Nasser Djemaï donne la parole aux chibanis
Au théâtre des Quartier d’Ivry (France) qu’il dirige, le metteur en scène présente sa pièce, « Invisibles » dans laquelle il ausculte la trajectoire de ces vieux immigrés contraints de rester dans l’Hexagone.
En plus de dix ans, le succès d’Invisibles, nominée dans trois catégories aux Molières français, ne s’est pas démenti. Et la pièce de Nasser Djemaï qui évoque le sort des chibanis (« vieux » en arabe) est aujourd’hui présentée jusqu’au 13 février au théâtre des Quartiers d’Ivry, dont il a été nommé directeur en 2020.
L’idée de départ de ce premier volet d’une trilogie (qui comporte aussi Vertiges et Héritiers) a germé dans le silence, troué de quelques confidences : « C’est un peu l’histoire de mon père et tous ces récits avec lesquels j’ai grandi. Même si mes parents ne s’étalaient pas beaucoup sur leur propre vie, ils semaient parfois des anecdotes liées au pays d’origine, l’Algérie. On ne se rend pas compte de tout ce patrimoine, on se dit même que ça ne sert pas à grand-chose. Les parents nous poussent presque à oublier le passé et à regarder de l’avant. »
Tragédie grecque
Malgré la pudeur des aînés, la curiosité a poursuivi l’auteur, metteur en scène et comédien, né en 1971 à Grenoble : « Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je voyais ces chibanis assis sur des bancs et je me suis dit qu’un jour, j’en ferais un spectacle car, dans leur destin, il y a tous les ingrédients de la tragédie grecque. J’ai entrepris un travail d’enquête à Grenoble auprès des mosquées, dans des foyers Adoma (nouveau nom des foyers Sonacotra)… J’ai aussi accompagné mon père dans les cafés sociaux, où il jouait aux dominos et aux cartes. De fil en aiguille, j’ai su que je tenais quelque chose. »
Dans la pièce, tout débute avec Martin, agent immobilier sans scrupules. Pieds nus, un objet à la main, il monologue à propos de la mort de sa mère, Louise. Une infirmière a noté les dernières paroles de la défunte : « Mon fils, il faut qu’il sache… Il faut qu’il retrouve son père… Donne-lui aussi le coffret… Docteur Raphaël… Il comprendra tout… El-Hadj… Lui, il saura… » Nasser Djemaï pose les indices d’une enquête qui est le fil rouge de l’intrigue. Il installe aussi son univers complexe, dense, où l’absurde fait jaillir l’humour.
L’adresse jointe à ce message énigmatique conduit Martin jusqu’à un foyer Adoma où trois chibanis, Driss, Hamid et Majid, jouent aux dominos. Il y découvre un microcosme où les personnes, encastrées dans leurs chambres de 5 m², se confondent avec les lieux. Tandis que Driss l’invite à rentrer, Hamid tente de le chasser et Martin est saisi d’une crise d’angoisse.
Coincés en France
Mais les ennuis font déjà partie de la vie de ces chibanis. Le quotidien des trois hommes – auxquels se joignent El-Hadj, frappé par une maladie qui lui a fait perdre la tête et le rend muet depuis trois mois, et l’exubérant Shériff – est perturbé par des tracasseries administratives. Un thème que l’on retrouve dans les autres volets de la trilogie : « Quand j’ai commencé à lire et à écrire, comme la plupart des enfants d’immigrés de parents illettrés, j’ai été très vite responsable d’eux. Notamment pour tout ce qui concerne les papiers de la sécurité sociale, les allocations familiales, les fiches de paie que mon père n’arrivait jamais à retrouver. »
Il y a une surenchère de plus en plus violente autour du « grand remplacement ». On ne parle pas des problèmes sociaux
« L’administration, je la vois comme un gros monstre qui n’est pas toujours bienveillant, affirme-t-il. Elle n’est pas volontairement méchante, elle a l’inconvénient de son avantage : elle est rigide. Très vite, sur un malentendu, sur un papier égaré, sur une échéance dépassée, on se retrouve avec des pénalités ou à devoir écrire des lettres de contestation. J’en ai fait je ne sais pas combien. »
Les chibanis, eux aussi, errent comme des âmes en peine. S’ils sont coincés en France, c’est pour une raison administrative. « Ces hommes ne peuvent pas toucher leur pension de retraite au bled sans pouvoir justifier une présence de six mois et un jour en France. On part d’un principe d’équité et d’égalité de traitement. On nous affirme que toute personne d’origine étrangère ayant travaillé sur le sol français ne peut pas bénéficier d’un “privilège français non exportable”. Ce qu’on oublie, c’est que contrairement à n’importe quel immigré italien, portugais ou polonais, ces hommes allaient et rentraient librement en Algérie car c’était des départements français. Il n’y avait pas de frontière à l’époque, il n’y avait pas de visa, il n’y avait pas de passeport. »
Deux ans après le lancement de la pièce, « en 2013, un débat sur les chibanis et les chibanias avait été engagé à l’Assemblée Nationale, avec 82 propositions, rappelle Nasser Djemaï. Il y avait un progrès ». Mais la dynamique a basculé : « Aujourd’hui, on est dans un cycle de régression. Les débats présidentiels offrent une surenchère de plus en plus violente autour du “grand remplacement”, autour de l’islam qui serait la grande menace des décennies à venir, etc. On ne parle pas du chômage, des problèmes sociaux, de la mémoire… » Il s’avoue donc pessimiste sur l’évolution du statut des chibanis : « J’ai peu d’espoir mais, même si une pièce de théâtre ne pèse pas lourd dans l’opinion publique, j’aurais essayé de sensibiliser. »
« Celui qui avait peur, c’était moi »
Essayer, c’est un maître-mot dans la trajectoire singulière de l’artiste. Le parcours professionnel de Nasser Djemaï a commencé à l’usine, dans une papeterie. Il s’est fait violence pour devenir comédien. « La moelle de mon parcours, c’est l’amour que mes parents m’ont porté, la confiance qu’ils m’ont donnée, affirme-t-il. J’étais conscient de nos conditions de vie très difficiles, mais mes parents ne se sont jamais plaints et ont cru au travail et au mérite. Leur enseignement était simple : quand tu travailles, tu as ce que tu veux. J’ai eu la chance de très vite m’extraire de mon statut de victime. J’avais aussi un entourage plutôt clément, plutôt sain, avec des gens qui aimaient travailler et progresser. »
Élève à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, il redessine les contours de son destin en devenant auteur : « Un jour, des amis comédiens qui, comme moi, recherchaient des rôles, m’ont demandé comment je voyais ce métier. J’ai répondu : “Moi, je ne veux pas chercher de travail, je vais en donner.” Je me suis interrogé : “Pourquoi je serais toujours en demande, pourquoi ce ne serait pas moi qui proposerais ?” Je ne voulais pas me sentir frustré. J’avais une obsession : avoir le maximum de liberté possible. »
Certains candidats d’origine étrangère peuvent s’imaginer qu’ils n’y arriveront pas. On travaille parfois à se saboter soi-même
À l’heure où la question de la représentation de la diversité dans les institutions culturelles se pose, Nasser Djemaï, nommé en 2020 directeur du théâtre des Quartiers d’Ivry, centre dramatique national, fait figure d’exception. « Je ne prétends pas que c’est facile d’en arriver là, loin de moi cette idée. Mais je crois qu’il y a aussi quelque chose qui est de l’ordre du sentiment d’illégitimité, confie-t-il. Certains candidats d’origine étrangère peuvent s’imaginer qu’ils n’y arriveront pas. C’est fascinant de voir comment on travaille parfois à son propre échec, à se saboter soi-même avant d’avoir tenté l’aventure. J’aime l’idée de déconstruire les idées reçues pour mieux se les réapproprier. Avant de rentrer à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, je me suis dit : “Jamais ils me feront rentrer. Étant donné d’où je viens, ils vont avoir peur.” Celui qui avait peur, c’était moi. »
Échapper aux assignations, aux étiquettes, aux cases, c’est mon obsession
Invisibles est une pièce passionnante dans sa construction, son interprétation, sa mise en scène comme dans son propos, artistique, social et politique. C’est un conte intemporel qui, à travers les chibanis, parle aussi de la condition humaine. Et une lucarne sur l’œuvre de Nasser Djemaï, auteur qui aime manier les paradoxes : dans ses textes, on voit les invisibles, les silences parlent, les absents sont présents, les personnages se confondent avec les lieux, les lieux deviennent des personnages, du drame peut naître le rire et le rire donne à réfléchir. Son art et son discours répondent à un objectif : « Je veux que que ni moi ni mes textes ne soient là où on s’y attend. Échapper aux assignations, aux étiquettes, aux cases, c’est mon obsession. »
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