Permis de tuer

L’ONG Human Rights Watch s’obstine à dénoncer les exactions des forces russes dans la province rebelle. Dans l’indifférence quasi générale.

Publié le 4 avril 2005 Lecture : 3 minutes.

Trois heures du matin, le 7 novembre 2004, à Stariyé Atagi. Comme tous les villageois, les Demelkhanov sont réveillés par le bruit. Deux véhicules blindés défoncent la barrière et pénètrent dans leur jardin. Une trentaine de soldats encerclent la maison. Un groupe fait irruption à l’intérieur. Certains portent un masque, aucun ne se présente. Seul indice : ils parlent russe sans accent.
Un homme jette la maîtresse de maison à terre, lui marche dessus, l’insulte et menace de la tuer au moindre geste. D’autres ligotent et bâillonnent le père avant de le traîner jusqu’à l’un des véhicules, tabassant au passage un vieillard qui dormait dans une pièce attenante. Puis ils montent à l’étage. Mme Demelkhanov entend un coup de feu dans la chambre de son fils Adam, 22 ans, étudiant en deuxième année à l’université d’État. Après le départ des soldats, elle découvrira une mare de sang dans la pièce… Les hommes saisissent Adam par les pieds et descendent l’escalier. Sur son passage, le malheureux laisse une trace sanglante. « J’entendais sa tête heurter chaque marche. Il ne montrait aucun signe de vie, raconte sa mère. Ils l’ont traîné comme un chien… »
Aucune explication. Cette fois, les soldats n’ont même pas pris la peine de consulter les papiers d’identité de leurs victimes. Le père a été relâché quelques heures plus tard. Adam, lui, n’est jamais réapparu. Le procureur de Tolstoï-Iourt s’est empressé de transmettre le dossier à son confrère de Grozny. Les courriers que la famille a adressés, en désespoir de cause, au président prorusse Alou Alkhanov sont restés sans réponse.
Adam est l’un des trente-quatre cas de disparitions récentes décrits dans le dernier rapport de Human Rights Watch (HWR) sur la Tchétchénie, publié le 21 mars dans l’indifférence générale. Pourtant, dans ces cinquante-sept feuillets au style sobre, l’horreur est là, tapie entre chaque ligne. Et le mal qui ronge la Russie fait l’objet d’un verdict sans appel : « En Tchétchénie, les disparitions sont devenues si fréquentes et systématiques qu’elles constituent un crime contre l’humanité. »
Entre 3 000 et 5 000 personnes auraient ainsi disparu depuis 1999, date du déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie, sans que le gouvernement russe, « parfaitement au courant du problème et de son ampleur », fasse mine de traduire les coupables devant la justice. Pis, il est accusé de « créer un climat d’impunité ». Au point que « des centaines de milliers de civils souffrent en silence », n’osant signaler l’enlèvement de l’un de leurs proches de crainte que des représailles s’abattent sur d’autres membres de leur famille.
La manière dont les victimes sont « choisies » est totalement arbitraire. Leur seul point commun est d’être des civils désarmés, sans liens avec la rébellion tchétchène : même s’il s’agit le plus souvent d’hommes âgés de 18 ans à 40 ans, on trouve parmi les personnes enlevées des mères de famille, des jeunes filles et des mineurs. Leurs agresseurs ? Ils appartiennent aux troupes fédérales russes, mais aussi, de plus en plus, à des milices tchétchènes favorables à l’occupant. Parmi les plus redoutables figures, celle du vice-Premier ministre Ramzan Kadyrov – le fils du « président » prorusse Akhmad Kadyrov, tué dans un attentat en mai 2004. Ce qui n’a pas empêché les autorités moscovites de décerner à ce tyranneau local le titre de « héros de la Russie »…
Parmi les nouvelles « cibles » de 2004, on trouve des femmes (depuis l’apparition de kamikazes dans leurs rangs) et des parents d’« ennemis » recherchés, pour forcer ces derniers à se rendre. Ainsi, huit membres de la famille d’Aslan Maskhadov, le président indépendantiste assassiné le 8 mars, ont été enlevés en décembre 2004. Un seul d’entre eux est réapparu.
Human Rights Watch rappelle que les personnes kidnappées sont victimes d’actes de torture et d’exécutions sommaires. On les retrouve parfois plusieurs mois plus tard dans des fosses communes, la tête et le corps criblés de balles, les mains liées avec du fil de fer. Pour ces actes barbares, pas une seule condamnation n’a été prononcée. Dans cette Russie qui, selon HWR, « détient le triste record mondial des enlèvements », les coupables courent toujours. Mais Vladimir Poutine peut dormir sur ses deux oreilles : l’Union européenne, qui, dans le passé, a plusieurs fois saisi du cas tchétchène la Commission des droits de l’homme des Nations unies, y a renoncé cette année. Au nom, sans doute, d’une certaine idée de la politique…

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