Monologue à deux

De rencontre en rencontre, les Américains pressent les Tunisiens d’avancer sur la voie des réformes démocratiques. Lesquels continuent à défendre l’option de la « progression graduelle ».

Publié le 4 avril 2005 Lecture : 6 minutes.

Pays de dix millions d’habitants, plutôt stable et relativement bien géré, la Tunisie ne devrait pas constituer une priorité pour le projet américain du Grand Moyen-Orient. Ne possédant pas d’armes de destruction massive et ne représentant, par conséquent, aucun danger pour l’Occident, dont il est l’un des plus sûrs alliés, ce pays arabo-musulman est aussi l’un des plus sécularisés de la région et il n’y a aucun risque qu’il tombe un jour sous le joug des islamistes. Pourquoi donc l’administration américaine s’y intéresse-t-elle tant ?
La réponse a été donnée par Neil Hiscks, directeur des programmes internationaux de Human Rights First, dans le Washington Post du 16 février 2004 : « Si la démocratie et les droits de l’homme ne peuvent pas faire de progrès dans un pays [comme la Tunisie] avec un niveau appréciable d’instruction, comparativement prospère, ethniquement et religieusement homogène, alors il est peu probable que cela soit le cas dans d’autres pays arabes, qui font face à des défis bien plus grands. »
C’est exactement ce que George W. Bush a dit à son homologue tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, qu’il recevait, deux jours plus tard, à la Maison Blanche. « J’apprécie le fait que vous possédez un système d’éducation moderne et viable et que les femmes jouissent de droits égaux dans votre pays », lui a-t-il affirmé. Avant d’ajouter : « La Tunisie est en mesure, aujourd’hui, de jouer un rôle d’avant-garde en matière de consécration des valeurs de démocratie et de liberté dans la région du Moyen-Orient » (J.A.I. n° 2250). Traduire : la Tunisie pourrait servir de modèle pour la région, à condition qu’elle se démocratise davantage. Les responsables tunisiens, qui défendent l’option de « la progression graduelle », afin d’épargner à leur pays les contrecoups d’une ouverture trop rapide, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils préfèrent avancer à leur rythme. C’est-à-dire très lentement. Aussi le dialogue entre eux et les Américains s’apparente-t-il aujourd’hui à un monologue à deux voix.
Ainsi, au lendemain de l’élection présidentielle tunisienne du 24 octobre dernier, l’ambassadeur des États-Unis en Tunisie, William J. Hudson, a reçu Moncef Marzouki, le plus virulent opposant au régime, qui avait appelé au boycottage du scrutin. Le diplomate a réitéré au chef du Congrès pour la république (CPR, parti non reconnu) l’engagement de Washington à promouvoir la démocratie et la liberté dans le monde arabe. Commentant, de son côté, les résultats de l’élection, qui a vu le président sortant l’emporter par un score sans appel (94,48 %), Adam Ereli, porte-parole adjoint du département d’État, a déclaré que la Tunisie « n’a pas utilisé tout son potentiel en matière d’ouverture politique ». Bref, Washington s’attendait à mieux.
Le 18 novembre, le président Ben Ali a cru devoir expliquer, dans un discours à la Chambre des députés, après avoir prêté serment pour un quatrième mandat de cinq ans : « Je tiens à affirmer en toute clarté que nous n’avons pas de détenus d’opinion ni de prisonniers politiques et que l’action politique est libre et régie par la Constitution qui interdit tout parti fondé sur la religion, la race ou la langue. » Les observateurs n’ont pas manqué de voir dans ces propos une réponse, indirecte, au communiqué du département d’État publié au lendemain de la grâce présidentielle accordée, quelques jours auparavant, à près de 80 membres du parti islamiste Ennahdha, emprisonnés depuis 1991. Dans le communiqué en question, Washington avait salué la décision du gouvernement tunisien, tout en invitant ce dernier à libérer tous les détenus condamnés pour des actes non violents (J.A.I. n° 2287).
En visite dans la capitale tunisienne, le 4 février dernier, le sous-secrétaire d’État adjoint américain Scott Carpenter, qui est en charge de l’Initiative de partenariat entre les États-Unis et le Moyen-Orient (Mepi)*, dont le bureau régional maghrébin est basé à Tunis, a déclaré que « la liberté aux États-Unis dépend de l’état des libertés dans d’autres régions du monde ». L’adjoint de Condoleezza Rice, qui a eu des discussions « ouvertes et franches » avec la secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Emna Chtioui, et d’autres responsables tunisiens, a ajouté : « La Tunisie a une plate-forme solide dans les domaines de l’économie, de l’éducation et des droits de la femme. Elle peut aujourd’hui faire des progrès dans d’autres domaines, comme la liberté de la presse. » Avant de terminer par une boutade en formulant le souhait que « la Tunisie réalise en matière de démocratisation ce qu’elle a accompli dans le handball », allusion à l’accession du sept tunisien aux demi-finales du championnat du monde qui se déroulait alors en Tunisie.
Trois semaines plus tard, une délégation sénatoriale américaine s’est rendue en Tunisie où elle s’est entretenue avec le président Ben Ali et le nouveau ministre tunisien des Affaires étrangères Abdelbaki Hermassi. Ces entretiens, qualifiés d’« amicaux », ont cependant été marqués par des divergences sur les dossiers des droits de l’homme et de la démocratisation de la vie politique.
Dans une conférence de presse donnée le 24 février, les parlementaires américains ont salué la décision du gouvernement tunisien d’autoriser le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à visiter les établissements pénitentiaires dans le pays. « Le président Ben Ali nous a déclaré qu’il n’existe pas de détenus politiques en Tunisie, mais, d’après nos informations, quelque 500 prisonniers politiques croupissent dans les prisons », a précisé le sénateur Russ Feingold, faisant ainsi allusion aux islamistes condamnés par des tribunaux militaires au début des années 1990 et auxquels les autorités tunisiennes dénient le statut de prisonniers d’opinion. Le lendemain, l’Association des victimes du terrorisme (ATVT), dirigée par l’avocat Habib Achour, proche du régime, publiait un communiqué où elle critiquait les propos des sénateurs américains. Les détenus islamistes en question seraient, selon elle, « des terroristes jugés et condamnés, lors de procès réguliers ».
Cela n’a pas empêché George Bush de réitérer, trois semaines plus tard, dans des propos rapportés par l’agence de presse officielle tunisienne TAP, ses éloges des « réformes exemplaires de la Tunisie en matière économique et sociale [qui] lui ont permis de réaliser une croissance et de créer des opportunités pour ses citoyens, considérées comme sans égales dans la région ». Le chef de la Maison Blanche, qui recevait, le 12 mars, les lettres de créance du nouvel ambassadeur tunisien à Washington, Mohamed Néjib Hachana, a cependant appelé de nouveau la Tunisie à « jouer un rôle de leadership dans le développement de la liberté individuelle et le renforcement des institutions démocratiques ».
Ce chassé-croisé tuniso-américain traduit la hâte de Washington de voir la Tunisie avancer sur la voie des réformes politiques. Il ne devrait cependant pas masquer l’excellence des relations entre les deux pays. La Tunisie est considérée à Washington comme « une voix pour la modération et l’harmonie régionale », qui « a fait beaucoup pour définir un environnement permettant aux Libyens de se rendre compte qu’il était temps de changer de politique et d’abandonner toute ambition en matière d’armes de destruction massive » (Colin Powell dixit).
L’invitation lancée récemment par le président Ben Ali au Premier ministre israélien Ariel Sharon de prendre part au second volet du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), qui se tiendra à Tunis du 16 au 18 novembre, a confirmé, au regard des Américains, le rôle modérateur de la Tunisie dans le conflit israélo-arabe.

* Lancé en 2002, le Mepi a pour mission de soutenir les réformes économiques et politiques dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Le bureau de Tunis, ouvert en août 2004, couvre l’Afrique du Nord, les territoires palestiniens et le Liban. Le second bureau, basé à Abou Dhabi, couvre les pays du Golfe, les autres pays arabes du Proche-Orient et Israël.

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