L’Europe à pile ou face

Fermons les yeux : à l’issue du référendum du 29 mai, les électeurs rejettent le projet deConstitution européenne

Publié le 4 avril 2005 Lecture : 7 minutes.

Donc, c’est non. Ce 29 mai 2005, à 22 heures, les Français viennent officiellement de refuser la Constitution européenne, pourtant approuvée – excusez du peu – par le président de la République, le gouvernement, les partis de droite (UMP et UDF) et la majorité du Parti socialiste. Une telle issue n’est encore qu’une hypothèse puisque le référendum n’aura lieu que dans deux mois, mais, à en croire les sondages, elle est de plus en plus sérieuse : une cinquième enquête d’opinion a confirmé l’ancrage du non, désormais massif (entre 52 % et 55 %, selon les instituts) et déterminé. Aussi convient-il d’examiner dès maintenant les conséquences d’une éventuelle victoire de ce « front du refus ». À n’en pas douter, la France entrerait aussitôt dans une période de bouleversements, tant sur le plan intérieur que vis-à-vis de l’extérieur. Et trois hommes, notamment, se retrouveraient en première ligne.

Jacques Chirac, d’abord. Pour le chef de l’État, le succès de la ligne opposée à la sienne constituerait une redoutable difficulté. Comme après la dissolution de l’Assemblée nationale, en 1997, il serait à nouveau affaibli, vaincu. Cela signifierait que le pays a refusé de suivre l’avis qu’il lui a donné dès le 14 juillet 2004, lorsqu’il lui a annoncé qu’il le consulterait par référendum pour faire ratifier le traité constitutionnel européen. Sans doute parviendrait-il à éviter le pire : en dépit des tentatives de certains opposants, la consultation ne devrait pas se transformer en plébiscite pour ou contre Chirac. Il ne serait donc pas question qu’il démissionne, comme l’ont confirmé ses fidèles, dès le début de la campagne. Mais le triomphe du non handicaperait le président pour au moins deux raisons.
D’une part, il rendrait plus difficile une nouvelle candidature présidentielle, en 2007. Personne ne sait si le chef de l’État a aujourd’hui fait son choix, mais, dans cette perspective, il a besoin de tout son prestige, ne serait-ce que pour contrer, dans son propre camp, un Nicolas Sarkozy requinqué et plus déterminé que jamais. Ne pas réussir à convaincre les Français de le suivre ne serait évidemment pas la meilleure façon de les mobiliser, le moment venu.
D’autre part, le succès du non amoindrirait sa place dans l’Histoire. Il ne pourrait plus apparaître comme l’homme qui, de l’adoption du traité de Maastricht à celle de la Constitution, est parvenu à entraîner son pays dans la construction de l’Europe et a toujours répondu oui lorsqu’il s’est agi de faire progresser l’Union.
Jean-Pierre Raffarin, ensuite. La défaite du oui sonnerait-elle la fin de son aventure à la tête du gouvernement ? Probablement. Car il faudrait bien trouver un responsable de la déroute, et Raffarin paraît tout désigné pour jouer le rôle du fusible. D’autant qu’un tel vote serait également une condamnation de la situation économique et sociale. Et donc de la politique du gouvernement. En disgrâce dans l’opinion depuis de longs mois, contesté par plusieurs de ses ministres, boudé par les députés de sa majorité à la recherche d’un bouc émissaire, le Premier ministre n’a jusqu’ici conservé son poste que par la volonté de Chirac. À l’évidence, celui-ci pourrait difficilement le garder, sauf à braver le choix des électeurs. D’autant que plusieurs personnalités, le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin en premier lieu, ne cachent pas leur ambition de succéder à Raffarin. De toute façon, une victoire du oui provoquerait également des changements : même si Raffarin continuait de diriger le gouvernement, celui-ci serait inévitablement remanié et réduit en nombre de manière à le rendre plus efficace.

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François Hollande, enfin. Le premier secrétaire du PS est peut-être l’homme politique qui serait le plus profondément affecté par le triomphe du non, car il a tout misé sur le oui, faisant longuement campagne sur ce thème et s’opposant à plusieurs de ses camarades et néanmoins rivaux, tels Laurent Fabius, Henri Emmanuelli et Jean-Luc Mélenchon, tous partisans du non. Ces derniers entendent bien, en effet, toucher les dividendes de leur succès. C’est notamment le cas de Fabius, qui espère toujours être le candidat des socialistes lors de la présidentielle de 2007 (voir J.A.I. n° 2307, 27 mars-2 avril 2005). Or l’un de ses plus dangereux adversaires est justement Hollande… Belle occasion donc de se débarrasser d’un concurrent ! En ce sens, il n’est pas exclu que le premier secrétaire soit contraint de démissionner sous la pression. L’hypothèse a été envisagée par Lionel Jospin lui-même, il y a quelques mois. L’ancien Premier ministre avait même prévu de l’évoquer dans un discours, avant d’y renoncer à la demande expresse de… François Hollande. Quoi qu’il en soit, tout le monde est convaincu que le large succès du non créerait une situation apocalyptique au PS : les ambitions se réveilleraient, les rivalités se déchaîneraient et les disputes ne manqueraient pas de s’étaler sur la place publique.
Chirac affaibli, Raffarin débarqué, Hollande sous surveillance… Tels seraient donc, sur le plan intérieur, les ravages provoqués par un succès du non. Mais celui-ci ne serait pas non plus sans conséquences vis-à-vis des voisins et des alliés de la France. Au point que certains partisans du oui, dramatisant l’enjeu, vont jusqu’à considérer que c’en serait fini de l’Europe-puissance, de l’Europe politique. À l’inverse, les optimistes jurent qu’il ne se passerait… à peu près rien. De fait, l’attitude française n’empêcherait sans doute pas le processus de ratification de se poursuivre. Soit par le biais des Parlements, comme en Allemagne. Soit par la tenue de consultations populaires, comme aux Pays-Bas – qui voteront le 1er juin – ou au Royaume-Uni. De fait encore, la construction européenne ne serait pas arrêtée. Actuellement, l’Union des vingt-cinq est régie par un ensemble de textes qui se sont empilés au fil des années. Les traités de Rome, de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, ainsi que le document baptisé « Acte unique », permettent aux Européens de vivre ensemble. Le Traité en discussion, appelée aussi Constitution, a pour but de rassembler ces divers textes en un document unique, de les « moderniser » et d’y ajouter quelques articles afin de démocratiser et de simplifier le fonctionnement de l’Europe. Adoptées au cours de quelque cinquante ans de vie commune, ces règles ne seraient pas abolies en cas de rejet de la Constitution. Elles continueraient de s’appliquer et de fonctionner comme actuellement. C’est dire qu’en aucun cas la « machine » européenne ne s’arrêterait.
En principe, le rejet par un seul pays membre, qu’il s’agisse d’un petit ou d’un grand État, d’une nation « historique » ou d’une nouvelle venue, interdit l’entrée en vigueur de la Constitution. Un non français devrait donc mettre un coup d’arrêt définitif au projet élaboré par Valéry Giscard d’Estaing et ses constituants. Certes, par le passé, il est arrivé qu’on fasse revoter des pays qui, dans un premier temps, avaient rejeté les propositions communautaires avant d’obtenir, en partie, satisfaction. Ce fut notamment le cas au Danemark, en Suède et en Irlande. Sans être absurde (elle est d’ailleurs préconisée par les partisans du non), cette solution est peu probable aujourd’hui, surtout dans le cas de la France. Pourquoi ?
C’est que la France est non seulement un grand pays par l’importance de sa population, mais aussi par le rôle qu’elle a toujours joué au sein de l’Europe. Nation fondatrice, elle a été en permanence l’un des moteurs de la Communauté. Le couple qu’elle a formé avec l’Allemagne a permis à l’Europe de se construire et d’avancer. Que les Français disent non et ce couple serait profondément atteint, au bord de la rupture. Enfin, la France, tant par sa puissance nucléaire que par ses prises de positions originales et mobilisatrices – comme sur la guerre en Irak -, est souvent perçue comme l’un des « phares » de l’Europe. À tout le moins, elle demeure l’un des socles de l’Union.
Aussi, un non français apparaîtrait-il très symbolique : et il est plus que probable que le projet de Constitution n’y résisterait pas. Ce fut déjà le cas en 1954, lorsque Paris refusa le projet de Communauté européenne de défense (CED). De même, il est sans doute illusoire de croire que le traité actuel puisse être renégocié. Ni ses auteurs ni les États n’en sont partisans, et on voit mal, compte tenu du rapport des forces globalement favorable aux conservateurs libéraux, comment il pourrait être « gauchi » et renoncer, comme par miracle, à sa coloration libérale.
Même les partisans d’un rejet du texte constitutionnel reconnaissent qu’un vote négatif constituerait un choc. Dans un premier temps au moins, la France se retrouverait isolée et affaiblie. D’autant qu’elle ne compte pas que des soutiens, notamment chez les nouveaux membres, telles la Pologne, la Lituanie ou la Lettonie, qui se méfient de son « arrogance », dénoncent volontiers ses prétentions et sont sensibles aux arguments venus de Washington. D’autant, aussi, que les dispositions du traité de Nice, qui s’appliqueront au moins jusqu’en 2009, sont, pour nombre d’entre elles, plus favorables aux « petits » qu’aux grands pays. Bref, sans être le séisme annoncé par l’autre camp, le non serait indiscutablement un traumatisme.
Sans doute se trouvera-t-il au moins un homme pour s’en réjouir : George W. Bush. Même s’il s’est déclaré en faveur de la Constitution, le président américain ne voit jamais d’un mauvais oeil le vieux continent se débattre dans ses contradictions. Et il est assurément plus soucieux de l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne que de la mise en place d’une Europe-puissance. Au fond, les responsables américains préfèrent que l’Union européenne reste un nain politique. Et ils ne renieraient certainement pas l’ironie d’un Henry Kissinger, qui, faussement candide, s’interrogeait un jour : « L’Europe ? Quel numéro de téléphone ? »

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