« Les Algériens nous envient »

Publié le 4 avril 2005 Lecture : 12 minutes.

L’Algérie et le Maroc ne se réduisent pas à leurs dirigeants. Il y a ici et là des sociétés vivantes, exigeantes, des femmes et des hommes qui ont leur mot à dire et qui le disent haut et fort à l’occasion. Il y a des opinions constituées ou en formation, constantes sur certaines questions ou changeantes sur d’autres. Le mauvais voisinage étant établi, installé, consommé entre l’Algérie et le Maroc, comment réagissent les Marocains ? Plus exactement, comment les Marocains voient-ils les Algériens aujourd’hui ? Ce regard, véhiculant clichés et stéréotypes, est traditionnellement chargé de sentiments divers et contrastés, tantôt d’admiration ou même de fascination, tantôt d’agacement et de colère, mais toujours nuancé d’une bonne dose d’étonnement et de surprise. Qu’en reste-t-il ?
Un brin d’histoire pour commencer. Jadis à Fès, c’est l’étrangeté qui domine dès qu’il s’agit des Algériens : ils ne sont pas comme nous. Un Algérien est un Wasti, c’est-à-dire originaire du Maghreb du centre ou du milieu, avec une connotation d’éloignement et de dépréciation. Dans le constat de différence, il y a reproche et réprobation. Ils ne sont pas comme nous, alors qu’ils devraient l’être. D’où, pour désigner les Algériens, l’expression « deuxièmes Francès » (deuxièmes Français, Français d’une autre catégorie), qui date du protectorat. Ils sont arabes et musulmans, mais se comportent comme des Nesranis (Nazaréens, pour dire Européens). Ils boivent de l’alcool, tiennent des bars et à l’occasion renseignent les autorités. Normal : les premiers débits de boisson sont attribués à des Algériens. Pour l’aristocratie fassie, l’Algérien est un zoufri, déformation très significative d’ouvrier qui désigne le voyou.
Cette première image, peu flatteuse, s’est modifiée avec le temps. Le protectorat a amené dans ses bagages d’autres Algériens, des professeurs, des administrateurs, des juges, qui, eux, ont nourri une réputation de compétence et d’intégrité. Certaines familles ont fait souche au Maroc et fourniront des cadres appréciés à la Révolution algérienne.
Le 1er novembre 1954 et la guerre d’indépendance de l’Algérie vont transformer fondamentalement l’image des Algériens. Désormais, c’est l’héroïsme qui l’emporte. Les Algériens ne sont pas comme nous, ils sont mieux que nous. C’est d’autant plus vrai que l’indépendance marocaine, après l’euphorie des débuts, laisse un vague sentiment d’inachèvement et de frustration. À coup sûr, pour la gauche, éloignée du pouvoir, l’Algérie est un modèle. Dans les rues de la capitale, les étudiants manifestent au cri de ce slogan rimé (en arabe) : « Ben Bella à Rabat et Hassan II sous nos chaussures ! »
La « guerre des Sables » (octobre 1963) perturbe fortement la donne. Les relations entre la République algérienne démocratique et populaire et l’ancien Empire chérifien vont connaître une transformation profonde et durable qui n’épargne pas les deux peuples. Un épisode permet de saisir à vif les sentiments réciproques. On avait distribué des armes aux hommes valides des deux côtés. Le jour, ils se tiraient dessus à vue et, lorsqu’il faisait noir, ils se rattrapaient à coups d’injures. Les Algériens se défoulent en traitant les Mrarkas (pluriel de Marroki) de « mangeurs de méchoui », de « oulad sidi » et « oulad moulay », allusion aux titres hiérarchiques qui choquent dans une société qui se veut plus égalitaire. En face, pour invectiver les Wastas, on avait une préférence marquée pour les shmata, ce qui signifie en général faux-jeton et désigne ici ceux qui ne respectent pas, suprême infamie, les accords sur les pâturages.
Cette péripétie est précieuse, non seulement parce qu’elle nous donne un florilège sur la guerre des stéréotypes, mais parce qu’on y trouve, résumé, ce qui sera, pour les Marocains, l’idéologie dominante sur leurs incommodes voisins. Méchoui, sidi, moulay… Si les Algériens nous reprochent notre excès de civilité ou notre goût pour la bonne chère, c’est qu’ils nous envient. Ce thème, on l’entendra dans les discours de Hassan II comme dans les salons de Rabat ou de Casablanca.
Sur un mode moins polémique, les Marocains se sont persuadés que les Algériens, au fond, aiment le Maroc et les Marocains. Et ils le montrent volontiers quand ils séjournent dans le royaume. Ils apprécient le mode de vie, le faste, l’hospitalité, la belle vie, et par-dessus tout les chikhates, ces chanteuses-danseuses folkloriques au verbe salace et joyeux qui animent les mariages de toutes conditions et ne détonnent pas dans les soirées huppées.
On pourrait même déceler chez les Algériens qui découvrent le Maroc ou aiment y revenir une certaine nostalgie, ou, si l’on préfère, le mal du pays perdu. Dans le Maroc de toujours, ils retrouvent l’Algérie disparue. Dans les années 1980, un groupe de médecins algériens visite le royaume. Pendant dix jours, ils vont là où il faut aller : Rabat, Fès, Meknès, Marrakech… Au dernier dîner, leurs hôtes leur posent la question rituelle mais pas très innocente : « Alors, comment avez-vous trouvé le Maroc ? – Eh bien, c’est la même chose que chez nous… Avec les remparts en plus. » À la même question, un entrepreneur, qui envisageait de s’installer, eut cette réponse : « C’est l’Algérie, mais une Algérie qui marche ! » On peut citer encore cet homme politique qui avait sillonné le monde arabe mais rêvait de vivre dans la médina de Fès pour retrouver l’Algérie qu’il n’avait pas connue, l’Algérie de ses rêves.
Donc, les Algériens aiment les Marocains. Et ceux-ci le leur rendent bien. Ils aiment en eux ce qu’ils ne sont pas eux-mêmes, ce qu’ils n’osent pas être. Ils sont d’abord surpris par cette dignité à fleur de peau « typiquement algérienne », puis finissent par l’apprécier. Un ami marocain m’a raconté une curieuse histoire qui lui est arrivée à Alger. Il se promenait avec sa femme (française) du côté de Bab el-Oued et s’arrêta à une échoppe qui vendait des crèmes à raser. Le marchand, un vieil homme plutôt taciturne, lui présente les marques disponibles et décline leur prix. L’ami hésite un moment et choisit la plus chère, puis demande à son épouse de payer. Le vieil homme s’interpose et oblige le client, en invoquant Dieu, à prendre la marchandise sans la payer : « Pour ne pas nous humilier devant la Gaouriya [la Française]. » « Impensable au Maroc », conclut mon interlocuteur, avec un brin de regret et de jalousie.
Le portrait-robot de l’Algérien dessiné ici est loin d’être antipathique. Ombrageux, révolté, se mettant en colère pour un rien, prenant des libertés avec les choses de la religion, il devient franchement irrésistible lorsqu’il sacrifie à la prière : les versets coraniques qu’il récite sont truffés de mots français et il ne peut s’empêcher de pester contre Dieu et tous les saints ! Au jeu des comparaisons, le Marocain ne gagne pas toujours. Un lettré de Fès m’a dit un jour : « Notre pays est émollient et le relâchement nous atteint jusque dans nos vices et défauts. Regarde les Algériens : ils sont entiers, tout d’une pièce, ce sont des saints ou des salauds. Nous, lorsque la vertu nous fait défaut, nous sommes surtout des canailles ! »
La fraternisation entre Marocains et Algériens se fait sur le dos des Tunisiens. Aux yeux des Marocains, la première qualité des Algériens est qu’ils ne sont pas comme les Tunisiens. Et réciproquement, les Algériens créditent les Marocains du même avantage. Le Tunisien, plus proche de l’Orient, est censé posséder les qualités pacifiques du commerce, alors qu’entre les monts de l’Atlas et des Aurès ce sont les vertus guerrières qui l’emportent.
Bien entendu, la forte sympathie mâtinée d’admiration qu’éprouvent les Marocains à l’endroit des Algériens a été ébranlée par l’affaire du Sahara. La position de l’Algérie n’a jamais été comprise et choquait profondément les Marocains. Évoquant l’aide apportée par le royaume à sa lutte de libération, on dénonçait volontiers l’ingratitude de l’Algérie. Fort heureusement, on s’en prenait à l’Algérie, à ses dirigeants et singulièrement à Houari Boumedienne, mais pas aux Algériens dans leur ensemble. Et c’est justice, car les Algériens eux-mêmes ne se sont jamais sentis concernés par l’affaire du Sahara…
L’incompréhension marocaine à l’égard de la position officielle de l’Algérie sur les « provinces du Sud » s’accompagne d’une réelle inquiétude. Jusqu’au début des années 1980, le Polisario pouvait porter des coups durs à l’armée marocaine au-delà même du Sahara occidental, et l’Algérie, forte de son pétrole, de son armée, de sa diplomatie, faisait vraiment peur. Elle exerçait aussi une irrésistible fascination. « À l’époque, rappelle un professeur de Sciences-Po, on se croyait obligé, en rédigeant un mémoire sur les relations internationales, de citer les articles de Révolution africaine, la Pravda locale ! »
L’ouverture des frontières en 1988 permet soudain aux deux peuples de se découvrir dans leurs réalités respectives, loin des craintes et des fantasmagories. Côté algérien, c’est le rush vers l’eldorado et sur les objets de consommation courante, fruits, légumes, textiles. Ils ne cachent pas leur bonheur et se font photographier devant des pyramides de pastèques. De l’autre côté, les universitaires qui rendent visite à leurs collègues à Alger ou à Constantine se délestent rapidement de leurs complexes. On assiste même, à la faveur de l’ouverture, à une inversion des attitudes et des rôles : les Marocains découvrent qu’ils ne sont pas si mal lotis chez eux et regardent leurs voisins avec tristesse : « Les pauvres !… »
La montée des islamistes en Algérie, l’interruption du processus électoral, la guerre civile susciteront un grand intérêt au Maroc, surtout au début. Dans la classe politique et au-delà, le sentiment dominant est bien exprimé par le verbe arabe tashafi, qui signifie « se réjouir du malheur des autres ». Bien entendu, cette attitude malsaine n’est pas sans lien avec la trouille que suscitait, encore hier, le pays voisin. Plutôt que de chercher à comprendre les tenants et les aboutissants de la crise, on se contente de commentaires péremptoires du genre : « Les Algériens n’ont que ce qu’ils méritent. » Avec ce corollaire : « Ça ne risque pas de nous arriver, nous, nous sommes différents. »
Le Maroc sera frappé par le terrorisme islamiste en mai 2003, mais on n’a pas remis en question le postulat de base : l’Algérie n’est pas le Maroc.
Maintenant que l’Algérie est en train de sortir du tunnel et retrouve ses marques et son assurance, comment sera-t-elle perçue au Maroc ? Peut-on esquisser un état de l’opinion dans le royaume, qui est concerné au premier chef par le retour de l’Algérie ? Pour tenter de répondre, il faudrait que l’histoire cède la place à la géographie. Le regard change en effet radicalement au fur et à mesure que l’on s’approche de la frontière. Et l’Algérie vue de l’Oriental n’est pas celle dont on parle à Rabat ou à Casablanca.
À Oujda, c’est bien simple, on vit à l’heure algérienne. Le pain qu’on y mange est pétri, cuit dans les boulangeries de Maghnia, la ville où est né un certain Ahmed Ben Bella. Les marchands de fruits secs participent aux enchères des dattes très prisées (Deglet Nour). Lorsque vous êtes invité chez un notable, il arrive qu’il précise que la viande de son tagine est marocaine. Ce qui n’est pas la règle. On roule avec du carburant algérien, vendu dans des jerricanes le long des routes à proximité de la frontière.
Les échanges vers l’Algérie ne sont pas moins intenses. Sur les marchés de Maghnia, on trouve des fruits et légumes qui ont poussé au Maroc, mais aussi jeans, djellabas, caftans (très recherchés pendant la saison des mariages), tissus d’ameublement, électronique en provenance de Nador dans le Nord… Faut-il préciser que tous ces produits, la frontière étant officiellement fermée, empruntent les réseaux plus que tolérés de la contrebande.
L’amélioration des relations entre l’Algérie et le Maroc est un souhait, une revendication très populaire. Il y va de la vie quotidienne de la région, sinon de sa prospérité. Et c’est parce que le gouvernement algérien le sait qu’il tarde à faire ce « cadeau ».
En s’éloignant d’Oujda, à Rabat ou à Casablanca, on découvre, non sans surprise, que l’Algérie ne fait plus recette. Il faut se résoudre à l’évidence : la rupture a fait son oeuvre. Le sentiment dominant n’est pas la désaffection, la détestation ou l’inquiétude, mais l’indifférence. On ne parle plus de l’Algérie, et, si vous y amenez la conversation, on regarde poliment ailleurs. La réconciliation, les retrouvailles ? On n’y croit pas, on n’y croit plus. La rupture n’est pas uniquement dans les esprits, elle est dans les faits et elle est générale. D’ordinaire, quand les gouvernements ne se parlent plus, les partis maintiennent des relations entre les deux pays. Ce n’est plus le cas. Seul le socialiste Abderrahmane Youssoufi, lorsqu’il était à la tête du gouvernement, s’était démené pour mettre fin à la brouille. Il a échoué et personne ne songe à le relayer. Sondage impromptu : famille du quartier chic de Casablanca ; si la fille annonce à son père qu’elle veut épouser un Algérien, le père ne lui donne pas sa bénédiction. Avec un Français ? Il sera plus accommodant et posera des questions sur le garçon et sa famille. Pour épouser la dulcinée, il devra seulement, s’il n’est pas musulman, se convertir (une formalité)…
Lorsque les relations, sous le gouvernement de José María Aznar, étaient détestables avec l’Espagne, on s’en désolait dans les milieux d’affaires, déplorant la perte de temps et le manque à gagner. Rien de tel à propos de la rupture avec l’Algérie. « Il semble bien que le Maghreb ne soit plus au coeur des préoccupations, me dit un politologue. La région en tant que concept opératoire favorisant les échanges et la prospérité est en train de s’effacer au profit de la mondialisation, qui, paradoxalement, paraît moins abstraite. » Aujourd’hui, dans un certain Maroc qui n’est pas tout le Maroc mais qui compte, l’Espagne, la France, l’Europe, l’Amérique… vous disent quelque chose. L’Algérie ? Connais pas.
On peut supposer que des initiatives judicieuses et, surtout, une réelle politique de coopération devraient avoir raison de la désaffection actuelle et relanceraient le Maghreb. Peut-être.
En attendant, c’est le Maghreb de l’ignorance qui domine. Aussi bien en Algérie qu’au Maroc, l’état des opinions publiques, dès qu’il s’agit du pays voisin, est calamiteux. Quiconque connaît les deux pays ou simplement continue de s’y intéresser est atterré par les inepties proférées par les uns sur les autres et réciproquement. À défaut de se connaître, on se contente de misérables stéréotypes plaqués sur des réalités politiques devenues opaques. Pour les Algériens, le Maroc est le royaume des esclaves prosternés. Les Marocains sont des sujets serviles, éternellement soumis à un tout-puissant et mystérieux Makhzen. Aux yeux des Marocains, la vie politique est tout aussi absente en Algérie, république de la manipulation exercée dans l’ombre par l’armée ou, mieux, la fameuse S.M., la Sécurité militaire. On le voit, la politique au Maghreb n’est pas très compliquée : S.M. ici et S.M. là !
Pour ne pas rester sur cette note sombre, un dernier mot sur le football et un match mémorable. Décembre 1979 : Algérie-Maroc à Casablanca. 5-1. Une correction sans précédent, la honte. Au cours de la démonstration, le public casablancais est, bien entendu, dans tous ses états. À un moment, un slogan surgit de la foule dans l’intention, semble-t-il, de limiter les dégâts et de canaliser la colère : « Le Sahara est marocain ! » Le slogan est aussitôt repris et amplifié avec cet additif lourd de sens : « Le Sahara est marocain, mais le foot est algérien ! » Et les Casablancais réservent leurs encouragements et applaudissements à l’équipe adverse. Comme quoi, le Maghreb des peuples n’est peut-être pas un slogan obsolète.

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