Jeux mortels à Genève

Entre Édouard, le banquier de choc, et Cécile, l’ex-call-girl un peu paumée, le conte de fées sadomaso a très mal tourné, dans la nuit du 1er au 2 mars.

Publié le 4 avril 2005 Lecture : 6 minutes.

On l’a retrouvé ligoté au pied de son lit, baignant dans une flaque de sang. Il était vêtu d’une combinaison en latex de couleur chair. Le banquier français Édouard Stern, 51 ans, est mort dans la nuit du 1er au 2 mars dernier. Son assassin ne lui a laissé aucune chance : quatre balles de 9 mm à bout portant, deux dans la tête, une dans la poitrine et une dans le bas du dos.
Aucun des locataires de son immeuble cossu dans le quartier des Eaux-Vives, à Genève, n’a vu le meurtrier ni entendu les coups de feu. Dans les jours suivants, la police hésite entre plusieurs pistes. Mise en scène sadomasochiste qui aurait mal tourné ? Peut-être. Le financier était un adepte des pratiques sexuelles extrêmes. Séparé de sa femme et de ses trois enfants installés à New York, il fréquentait assidûment, à en croire la presse suisse, certains établissements genevois spécialisés. Règlement de comptes ? Pas impossible. Souvent décrit comme agressif, voire brutal, Stern ne comptait pas que des amis dans la profession. Contrat exécuté par des tueurs professionnels ? Impossible de l’exclure a priori, la manière dont il a été tué pouvant faire croire à une exécution. Commanditée par qui ? Pourquoi pas la mafia russe, très active à Genève ? Le financier était en contact régulier avec des hommes d’affaires moscovites et avait, ces derniers mois, investi des sommes importantes sur les marchés russes du gaz et du pétrole. Quelques semaines avant sa mort, il avait déclaré craindre pour sa vie et avait demandé – avec succès – un permis de port d’arme.
La piste est excitante, mais elle ne mène nulle part. Assez vite, les enquêteurs décident de l’abandonner. Certains éléments ne portent pas la marque du crime organisé. Aucune trace d’effraction n’a, par exemple, été relevée sur les lieux. Plus troublant, la porte de l’appartement a été soigneusement refermée à double tour par le meurtrier…
Qui a tué Édouard Stern ? Douze jours durant, le mystère reste entier. On nage en pleine série noire. Dans le monde toujours très policé de la finance internationale, ça fait un peu désordre. Et le business a horreur du désordre. La personnalité hors norme du banquier français, installé dans la capitale de la Suisse romande depuis 1998, ajoute à la confusion. Car Stern, que l’un de ses anciens rivaux juge « brillantissime et carnassier », a toujours détonné dans l’establishment bancaire. Bien que trente-huitième fortune française – son patrimoine avoisinait 100 millions d’euros -, il restait à bien des égards un marginal. « Je suis un héritier self-made man », disait-il volontiers. Tout en se vantant de son parcours atypique, il paraissait être constamment en quête de reconnaissance.
Né à Paris le 18 octobre 1954, Stern est issu d’une longue lignée de banquiers juifs arrivés en France après la Révolution. Il grandit dans un hôtel particulier, choyé et presque déifié par une mère solitaire qui en fait le centre de son existence. Dilettante et joueur effréné, Antoine, son père, brille en effet par son absence : il délaisse femme et enfant pour s’étourdir dans les soirées parisiennes. Très vite, Édouard tourne au charmant petit monstre, capricieux et autoritaire. Il suit pourtant le parcours balisé d’un enfant de la grande bourgeoisie : pensionnat en Angleterre, ski à Megève… À l’adolescence, il devient franchement ombrageux, cherchant volontiers querelle à ceux qui lui tiennent tête. Il sera renvoyé de plusieurs établissements d’enseignement pour mauvaise conduite.
À 22 ans, diplôme de l’Essec (une grande école de commerce) en poche, il décide de reprendre les rênes de la banque familiale, que son père a menée au bord de la faillite. Il se ligue avec ses deux oncles pour écarter de la direction son géniteur, qui mettra très, très longtemps à lui pardonner : père et fils ne s’adresseront pas la parole pendant quinze ans et ne se réconcilieront, tant bien que mal, que quelques mois avant le décès d’Antoine. Grâce à d’habiles manoeuvres, Édouard parvient à transformer l’établissement en dynamique banque d’affaires. Et lorsque, en 1985, il décide de la revendre à des investisseurs libanais, il le fait évidemment au prix fort : 2 milliards de francs. Sa fortune est faite.
En 1983, il épouse Béatrice, la fille de Michel David-Weill, le patron de la prestigieuse banque Lazard, et, neuf ans plus tard, devient l’employé de son beau-père. Un moment, il semble s’assagir, mais le naturel reprend vite le dessus. Il se dispute violemment avec « MDW », qui, cinq ans plus tard, se sépare de lui. Il part quand même avec 700 millions d’euros avec lesquels il va créer un fonds d’investissement baptisé IRR, dont le siège est à Genève.
Genève où, depuis le 2 mars, les policiers helvétiques tentent de résoudre l’énigme de son assassinat. Outre le mystère de l’appartement refermé à double tour, les enquêteurs s’efforcent de comprendre pourquoi le système d’alarme électronique, habituellement branché, était désactivé quand la femme de ménage portugaise a ouvert la porte de l’appartement aux collaborateurs de l’homme d’affaires, inquiets de son absence à plusieurs rendez-vous importants. Ils en arrivent logiquement à la conclusion que Stern a ouvert lui-même la porte à son agresseur. Preuve, sans doute, qu’il le connaissait et n’avait aucune raison de se méfier de lui. Les policiers ont beau affirmer qu’ils continuent d’« exploiter toutes les pistes », ils privilégient manifestement l’une d’entre elles : celle des relations privées de la victime.
Car il y a cette empreinte digitale relevée sur la combinaison de la victime… Et, surtout, cette clef inexplicablement disparue… La femme de ménage est en effet formelle : sept clefs de la résidence étaient en circulation. Or la police n’en a retrouvé que six. La septième a donc toutes chances de se trouver en possession de l’assassin.
Au fil des jours, les policiers commencent à s’intéresser à une jeune femme blonde dont les caméras de surveillance de la résidence et du parking ont filmé la silhouette élancée, le soir du meurtre. Il s’agit d’une Française de 36 ans nommée Cécile Brossard. Une ancienne call-girl, qui, lorsqu’elle ne s’adonne pas à des jeux sadomasos – au cours desquels elle adopte le pseudonyme d’« Alice » -, sculpte et écrit de la poésie – exécrable, paraît-il – sous le pseudonyme de « Cescil ». Depuis quatre ans, elle est la maîtresse de Stern.
Dans la soirée du 1er mars, la jeune femme psychologiquement un peu fragile a selon toute apparence « disjoncté ». Arrêtée le 15 mars à son domicile genevois, un confortable appartement qu’elle partageait avec un compagnon de vingt ans son aîné – un naturopathe suisse -, elle ne tarde pas à avouer le meurtre de son amant, sans pour autant expliquer son comportement apparemment incohérent dans les heures qui ont suivi le drame. Panique ? Désarroi ? Elle s’envole pour l’Australie, d’où elle expédie au domicile de son oncle et de sa tante, dans l’est de la France, un colis contenant la combinaison de cuir qu’elle portait au moment du crime, avant de rentrer précipitamment en Suisse, quarante-huit heures plus tard. Pourquoi ? Personne n’en sait rien.
Le fait qu’elle n’ait pas cherché à se protéger des caméras de surveillance – dont elle n’ignorait pas l’existence – plaide évidemment pour le crime passionnel. En tout cas, paraît exclure la préméditation. Elle avouera aux enquêteurs avoir abattu son amant dans un accès de folie, après que celui-ci eut proféré des propos humiliants à son égard. Ce genre de scène était, semble-t-il, habituel entre eux. À l’en croire, la jeune femme ne pouvait plus supporter le jeu du chat et de la souris imposé par son amant. Lasse d’attendre un mariage continuellement promis et toujours différé, la souris a fini par inverser les rôles en tuant le chat – pardon, le banquier – avec son propre revolver. Sur ses indications, la police a retrouvé dans les eaux du lac Léman un sac contenant trois armes dérobées à son amant, ainsi que la clef manquante.
L’énigme n’est pas résolue pour autant. Selon une autre hypothèse, le mobile du crime ne serait pas une crise de folie passagère, mais une sombre affaire d’argent. Au mois de janvier, Stern lui aurait en effet fait cadeau d’une somme de 1 million de dollars, avant de se raviser, quelques jours plus tard, en bloquant son compte bancaire. Couverte de dettes, Cécile Brossard n’aurait pas supporté… À la prison de Champ-Dollon, où elle a été incarcérée, il ne lui reste plus que ses yeux pour pleurer…

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