Pourquoi les laïcs ont peur
Alimentée par le contexte international et les chaînes télévisées du Golfe, la religiosité gagne du terrain. Face à la menace d’une régression des mentalités, les partisans de la séparation de l’État et de la religion s’organisent.
Khémaïs Khayati fulmine. Sa Tunisie n’est plus la même : « On s’enfonce dans la bigoterie et l’islamisme gagne du terrain. » Pour ce journaliste rentré au pays à la fin des années 1990, les acquis séculiers de la Tunisie – même si l’islam est religion d’État – sont menacés. Et d’égrener, à l’instar de ses amis, intellectuels, universitaires et artistes, les indices de cette régression. Le premier est juridique : c’est la bataille remportée, le 11 octobre dernier, par une institutrice qui avait porté plainte auprès du tribunal administratif de Hammam-Lif contre l’interdiction d’enseigner coiffée d’un voile. Colère des laïcs, car en donnant gain de cause à la plaignante, la cour enfreint la circulaire 108, qui prohibe le port du voile dans l’enceinte scolaire depuis 1986.
Le deuxième indicateur a trait à la liberté de pensée : Salwa Charfi, enseignante à l’Institut de presse de Tunis, vient de faire l’objet d’une fatwa en forme d’appel au meurtre émanant d’islamistes tunisiens installés au Danemark et à Londres. Motif : une étude intitulée « Le discours des fatwas sur les sites électroniques dans le monde arabe » qu’elle a publiée sur Internet. « Je constate qu’on est monté d’un cran dans la violence verbale et que les Frères liquident pour une simple opinion, déclare l’intéressée. Ce qui les dérange, en réalité, c’est un avis différent du leur, quelqu’un qui écrit de l’intérieur de la même pensée, en langue arabe qui plus est, pour démonter leur discours. » Seule consolation pour Salwa, la pétition qui circule actuellement dans les milieux laïcs pour la soutenir.
Le regain de religiosité est, quant à lui, perceptible dans le langage comme dans le comportement des Tunisiens. Les signes de Dieu sont partout, plus encore durant le ramadan, comme ce fut le cas en octobre dernier. « Il fallait voir cette profusion de sulamiyya et de hizb al-latif (psalmodies et chants religieux), s’étonne un chercheur, ces congratulations entre hommes aux yeux cerclés de khôl, ces regards haineux lancés aux étrangers qui osaient manger en public. » Hélène le confirme : ramadan est devenu pour la chrétienne qu’elle est une sorte de « couvre-feu ». Le jour où elle a eu le malheur de croquer un bout de pain devant sa porte, un monsieur, pourtant sans barbe ni djellaba, lui a lancé : « Vous irez en enfer ! » Ce à quoi elle n’a trouvé d’autre réponse qu’un ironique : « Je pense que vous m’y précéderez ! »
Cette année, certaines buvettes d’hôpitaux ont fermé pour raison de carême général. En ville, il était rare de trouver un restaurant ouvert. À Bab Alioua, par contre, il y avait force livres d’obédience islamiste dans lesquels il est spécifié que la musique est interdite, ainsi que le chant et la peinture. Un peu plus loin, vers les Berges du Lac, ramadan est fêté comme au Machrek, avec les signes évidents d’une orientalisation des pratiques : des qanadîl (lampions) sont suspendus aux terrasses, à l’heure égyptienne, et des « tentes familiales » sont dressées pour se restaurer, à la mode saoudienne.
Des prédicateurs superstars
Dans certains foyers, il se murmure désormais que la crème de zgougou (à base de graines de pommes de pain, servie au Mouled, jour anniversaire de la naissance du Prophète) est haram, qu’il faut s’abstenir de fêter les anniversaires de ses enfants, de visiter les saints, voire d’accepter de se faire photographier. La « médecine du Prophète » – se soigner avec les méthodes de Mohammed, rapportées par la tradition – a convaincu une large part des ménagères, lesquelles pleurent sous les casques des coiffeurs en écoutant religieusement, c’est le cas de le dire, le prédicateur égyptien Amru Khaled, perméables à toutes ses fatwas, dont elles usent comme autant de recettes de beauté : « Tu as entendu la dernière intervention du cheikh Untel sur la chaîne Iqra’ ? Il a dit que quand une actrice embrasse son partenaire de cinéma, il devient son mari, et qu’une femme ne peut pas surfer sur Internet sans tuteur, ni s’asseoir sur un siège. C’est un objet masculin, un siège, non ? »
Rayon voile, c’est la ruée. Qui n’a pas dans sa famille une sur ou une cousine qui s’est « vêtue » ? Expression qui laisse entendre que le fait de ne pas se couvrir le chef équivaut à être nue. Les hidjabs se vendent jusque dans les foyers, où les femmes font salon pour admirer les derniers modèles, pendant que les plus zélées tentent de convertir les réfractaires, avant de faire une virée du côté de Sidi Boumandil ou de Bab Dzira, vers la Médina de Tunis, où elles trouveront leur bonheur.
Les dames qui partaient naguère faire leur shopping à Rome ou à Istanbul préfèrent désormais se rendre à La Mecque pour s’acquitter de la omra, le petit pèlerinage. D’ailleurs, le langage tunisien s’est imprégné de ce pilier de l’islam – obligatoire seulement pour ceux qui en ont les moyens. Il n’est pas rare qu’une dame se voit hélée dans la rue par un « Ya hajja ! », et son pendant masculin par un « Ya hajj ! » là où, naguère, le jeune Tunisien recourait à un « tata », ou à un « ammi » (« mon oncle ») pour les hommes.
La pression est partout
Plus préoccupante est la manière insidieuse avec laquelle la norme religieuse se substitue à la loi séculière. Exemple : alors que le contrat de mariage exige la présence du futur couple, certaines familles font signer le document séparément, avant que le adoul (« assesseur ») n’aille le déposer à la mairie. Idem pour des pratiques prohibées, comme la polygamie, dont l’interdiction est contournée par certains hommes d’affaires, qui font bénir une deuxième union en Égypte ou dans les pays du Golfe.
La pression est partout, forte et sournoise, comme en témoigne Salah Zghidi, fondateur d’une association pour la laïcité, qui vient de déposer ses statuts (lire ci-contre). « J’ai senti le besoin de réagir, explique-t-il, le jour où ma fille m’a raconté comment son institutrice, la voyant arriver en bras de chemise, l’a tancée en ces termes : louqraya mouch btaarit ez-znoud » (« Ce n’est pas en découvrant ses avant-bras qu’on étudiera mieux »). Zghidi ajoute pour rire : « Beaucoup de mes amis ont arrêté de boire. Maintenant, quand on est invité chez quelqu’un, on demande auparavant : Saqwi wela la ? [arrosée ou non ?]. »
Comment expliquer cette tendance que les laïcs jugent comme un « recul », mais dans laquelle les religieux voient un juste retour à l’identité arabo-musulmane ? D’abord par un contexte international qui accule les Tunisiens, comme leurs frères arabes, à choisir entre leurs ennemis et leurs amis, quitte à faire des raccourcis. « Comment faire croire que cet Occident arrogant et irrespectueux de l’islam, responsable des victimes irakiennes et du drame palestinien est un allié fiable ? se demande le journaliste Lotfi Laamari. Les religieux ont beau jeu de faire croire qu’il ne reste plus qu’à demander refuge auprès de Dieu contre l’injustice. » La fermeture des frontières européennes n’a fait qu’exacerber ce ressentiment : « L’Europe nous a tourné le dos et le marché arabe nous a ouvert les bras », analyse Aziza Htira, présidente de l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT). Cette présence économique s’accompagne d’une crispation des mentalités, accentuée par les trente-cinq chaînes de télé religieuses du Machrek qui imprègnent le quotidien comme le look du Tunisien. « Leur économie nous envahit en même temps que leur mentalité, et notre Tunisie risque de disparaître dans la nébuleuse islamisante », soupire Khémaïs Khayati, qui a publié (en arabe) Du discours salafiste sur les chaînes satellitaires arabes (Sahar, 221 pages, 2006), un livre traitant de l’influence néfaste des chaînes de télé du Golfe sur le Maghreb.
Le pouvoir face à un dilemme
Face à ce phénomène, le pouvoir tente de trouver la parade. « Mais le législateur ne peut réprimer sans dresser contre lui le petit peuple, souvent croyant, ni laisser faire sans ouvrir la voie au retour des intégristes », affirme une avocate. Certes, la Tunisie affiche sa volonté d’enrayer toute velléité islamiste et le régime soutient l’approche globale qui entend éradiquer les racines de l’intégrisme » – pauvreté et chômage -, en fournissant des réponses économiques, sociales et sécuritaires. C’est également pour endiguer le flux de l’islamisme importé que la radio religieuse Zitouna – pourtant privée – a été lancée, expliquent les responsables politiques. Au demeurant, si beaucoup apprécient la création de cette chaîne destinée à montrer un islam tunisien tolérant, porté davantage sur la foi que sur les fatwas, d’autres attendent un renforcement de la laïcité à travers des émissions culturelles. « Comment lutter contre les chaînes du Golfe avec une seule radio ? L’éducation est à la base de tout, martèle Laamari. L’enfant qui n’a pas un divertissement, un club ou une maison de la culture s’en va à la mosquée. » « Il faut des mesures d’interdiction du voile plus fermes, conclut Khayati, une augmentation des heures de philosophie et la réintroduction dans les programmes scolaires d’auteurs comme Tahar Haddad [chantre de l’émancipation de la femme en Tunisie]. Il faut donner plus de moyens à Radio culturelle [une chaîne nationale] et favoriser la création d’une chaîne de radio dédiée aux laïcs. Ces derniers seront alors les meilleurs alliés du pouvoir contre l’islamisme ! »
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?