La fin d’un « Monde » ?

Au terme d’un long conflit, le quotidien français Le Monde s’est doté, le 25 janvier dernier, d’une nouvelle direction. Au programme : ventes d’actifs, suppressions d’emplois, et surtout recapitalisation ouvrant la voie aux puissances d’argent…

Publié le 4 février 2008 Lecture : 6 minutes.

On soupçonnait déjà l’ex- « vieille dame de la rue des Italiens » – c’est le surnom qu’on donnait jadis à Paris au « grand quotidien du soir » – d’avoir relevé ses jupes pour tenter de séduire un plus grand nombre d’acheteurs. Au fil des « nouvelles formules », le marketing avait chamboulé le confessionnal à coups de « cahiers thématiques », de maquettes multicolores, de manchettes de plus en plus racoleuses pour des articles toujours plus courts et plus abondamment illustrés, de reportages confiés à des « pipoles », de « scoops » journalistiques en une destinée, a priori, à des confrères moins vertueux, etc. Bref, depuis quelques années, Le Monde, au risque de compromettre son image traditionnelle, s’était quelque peu dévergondé !
Mais on voulait se persuader que ces changements, dus au rajeunissement des équipes et à l’évolution du monde « tel qu’il est », permettraient de toucher de nouveaux lecteurs sans porter atteinte, pour autant, à « l’essentiel », cause de l’attachement que ses fidèles n’avaient cessé d’éprouver pour « leur » journal.
Au-delà même de l’importance de l’entreprise (1 600 salariés) et de son lectorat – autour de 350 000 exemplaires diffusés chaque jour -, Le Monde est en effet resté le symbole d’« un journal de journalistes dirigé par l’un des siens ». Parce qu’un dispositif d’une redoutable complexité y a été conçu dès l’origine afin que le jeu normal du pouvoir de l’argent soit contraint de se plier à des règles de fonctionnement spécifiques. Un dispositif encore plus sophistiqué au fur et à mesure que Le Monde est devenu un groupe doté de nombreuses filiales, avec des magazines comme Télérama, Courrier international, Les Cahiers du cinéma ou Le Monde diplomatique, des éditions de livres (Fleurus), une imprimerie, et le petit dernier, éditeur du site Internet, Le Monde interactif (1999).

Appétit d’ogre
Ainsi, l’originalité du Monde tient-elle à ce que son capital social se partage entre des actionnaires internes, majoritaires de par les statuts, représentant les différentes sociétés de personnels mais sans moyens financiers, et des actionnaires externes, apporteurs d’argent, ceux-là mêmes qui revendiquent aujourd’hui d’exercer la réalité du pouvoir de gestion. Ce qui est en cause, alors que les grands patrons (Dassault, Arnault, Pinault, Lagardère, Bolloré) éprouvent désormais un appétit d’ogre pour une presse susceptible d’assurer leur communication, c’est, au Monde, l’existence même de la démocratie dans cette entreprise singulière mais pressée, après des années de déficits successifs, par un besoin croissant d’argent frais (la fameuse « recapitalisation »). Et il va de soi que ceux qui brandissent aujourd’hui leur chéquier ne voient pas d’un très bon il le réseau des sociétés garantissant tant la représentation des différentes composantes du journal (lecteurs, cadres, employés, rédacteurs, etc.) que la nécessité, pour défendre le pluralisme et la liberté de l’information, de fractionner le poids du capital dans sa structure.
Cette machinerie administrative et financière représente une véritable anomalie dans un contexte de capitalisme libéral, une « exception culturelle et journalistique » voulue il y a plus d’un demi-siècle par Hubert Beuve-Méry (le célèbre Sirius) et les fondateurs du Monde.
Et c’est précisément ce que l’issue de la dernière crise de gouvernance risque de remettre en cause. À la différence des nombreux conflits qui l’ont précédée, il pourrait s’agir pour cette fois de changer non seulement telle ou telle tête dans les organes de direction, mais plus probablement les règles du jeu, c’est-à-dire le rapport entre les journalistes et les gestionnaires. En un mot, de mettre fin à l’indépendance du Monde et, comme tel, à son rôle de modèle de la presse française.

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Chantage à l’argent
Parmi les principaux protagonistes de cette reprise en main de la plume par les puissances d’argent, il faut bien sûr mentionner Jean-Marie Colombani. Celui-ci a régné sur le groupe pendant douze années avant de chuter, au mois de mai 2007, frappé de plein fouet par le pavé des 600 pages du réquisitoire de Péan et de Cohen (La Face cachée du Monde, Mille et Une Nuits, 2003) et surtout par le constat que sa politique d’expansion du groupe à travers des acquisitions tous azimuts avait fait exploser l’endettement de celui-ci (jusqu’à 150 millions d’euros environ), en l’aggravant encore par des décisions aussi onéreuses que discutables (comme le déménagement du journal – déjà déficitaire – dans de nouveaux locaux pour un loyer annuel cumulé de 12 millions d’euros !). À l’instar de la quasi-totalité de la presse quotidienne en France, Le Monde de « J.M.C. » s’est vu confronté à un déficit tenant à la baisse du nombre de points de vente, à l’apparition des « gratuits » et au développement d’Internet, autant d’éléments qui auraient appelé davantage à « réduire la voilure » et à resserrer le journal sur son fonds de compétence qu’à en disperser les moyens dans des projets disproportionnés.
Exit Colombani, le fauteur de dettes. Son départ – doté d’un lot de consolation frôlant le million d’euros – suit de peu celui du directeur de la rédaction, Edwy Plenel. Reste le dernier élément, mais non le moindre, d’un trio dont le bilan d’échec à la tête du Monde apparaît de plus en plus clairement depuis que ses pouvoirs lui ont été retirés : Alain Minc, un énarque qui n’a pas froid aux yeux, auteur prolifique, ami de Nicolas Sarkozy, connu pour son carnet d’adresses dans les milieux politiques et financiers, apparu vingt ans plus tôt comme président de la Société des lecteurs créée lors du premier appel public du Monde à l’épargne. Devenu le président du Conseil de surveillance, son « job » est resté le même : fixer la stratégie du groupe et s’assurer de sa bonne marche économique et financière. À l’évidence, il n’y réussit pas, malgré des démarches plus ou moins secrètes pour rapprocher Le Monde de nouveaux « partenaires » : par son canal, Lagardère investit d’abord la filiale Le Monde interactif, puis la société mère (à raison de 17 % des parts) en compagnie du groupe de médias espagnol Prisa (15 %). La logique voudrait que Minc suive vers la sortie ses compagnons défaits. Il s’y refuse cependant, poursuivant des négociations en vue d’une recapitalisation rapide du journal et dressant de ce fait contre lui la majorité des rédacteurs, groupés autour du bouillant Jean-Baptiste Dumay, le champion de l’indépendance du journal.
S’ensuit un combat de plusieurs mois dont le chantage à l’argent constitue de plus en plus l’arme exclusive. Le Monde devient l’otage de cadres surpayés, extérieurs à sa culture, qui y manuvrent dans le cadre d’une pure logique de gestion – comme Pierre Jeantet, le dernier président démissionnaire du directoire.

Triste « normalisation »
L’épisode ultime de cette triste « normalisation » s’est conclu avec l’élection, vendredi 25 janvier, d’Éric Fottorino à la présidence du groupe Le Monde, obtenue sur un score « à la soviétique » mais après des marchandages peu glorieux pour lever l’opposition des actionnaires externes. Fottorino, entré au Monde vingt années plus tôt – à 26 ans – comme spécialiste des matières premières et de l’Afrique, est l’auteur de la nouvelle formule du journal, qui n’a pu, à elle seule, rétablir une exploitation apparemment bien compromise. David Guiraud, l’ancien directeur des Échos, viendra l’épauler, c’est-à-dire faciliter l’intervention d’investisseurs extérieurs – après le rapport d’une commission ad hoc -, au risque de bouleverser définitivement les équilibres traditionnels du journal. Minc, la pomme de discorde, prend du champ… pour mieux y revenir ?
Amer, Dumay, qui avait su incarner l’indépendance de sa profession, s’efface, cédant aux actionnaires qui avaient menacé de faire nommer un administrateur judiciaire. Au-delà des communiqués, il est clair que l’ère des journalistes s’achève et que débute, au Monde, celle des gestionnaires, attendue avec une impatience croissante par les oligarques et leur mandataire, pressés de s’emparer de la poule aux ufs d’encre ?

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