David Khayat, à la vie, à la mort

Cancérologue de renommée internationale, il est obsédé par son combat contrela souffrance des hommes. Romancier à ses heures, il est aussi passionné d’artculinaire. Son meilleur ami se nomme Guy Savoy. Oui, oui, le grand chef parisien…

Publié le 4 février 2008 Lecture : 6 minutes.

« Ne dites pas à ma mère que je suis cancérologue, elle me croit maître d’hôtel chez Guy Savoy ! » plaisante David Khayat en m’emmenant déjeuner chez le grand chef parisien, son ami. Le ton est sincère, chaleureux. « J’ai deux sources de joie, confie-t-il. Ma femme m’apporte la santé, et mon ami le bonheur. Tous les jours, des morceaux de ma vie partent en lambeaux et Guy m’aide à les reconstituer. Il me redonne envie de croire et d’espérer. Quant à mon épouse, elle est ce que j’ai de plus beau, je l’aime depuis le premier jour où je l’ai vue. Elle s’arrange pour que la question de savoir pourquoi j’ai besoin d’elle ne se pose jamais ! »
Toute la vie de David Khayat semble marquée par une sorte de fatalité heureuse. « À 8 ans, explique-t-il, je voulais être médecin ; à 13 ans, j’ai décidé d’épouser ma future femme ; et à 19, j’ai choisi d’être cancérologue. Les grands problèmes de ma vie étaient réglés. » Aujourd’hui, à 50 ans, 80 % de son temps est pris par les consultations, et les 20 % restants par l’industrie pharmaceutique, la recherche et l’organisation de congrès médicaux. Deux ou trois voyages par mois, six dîners par semaine, le plus souvent à but caritatif Un agenda d’enfer qu’il assume avec stoïcisme : « Ma vie est comme ça, je n’y peux rien. La part de bonheur qu’elle contient est le reflet inversé de la noirceur de mon quotidien professionnel, marqué par le chagrin, le sentiment d’échec »
Cette sensibilité à la souffrance ne lui vient pas d’une enfance malheureuse. Certes, il a souffert dans son jeune âge de rhumatisme articulaire aigu et a suivi, des années durant, un traitement à base de cortisone. Mais cette fragilité lui a valu d’être « overdosé d’amour parental ». La suite a toutes les apparences d’une success story. Famille pauvre, mère vendeuse dans un magasin de chaussures à Sfax, où il est né, père livreur d’huile d’olive Puis l’indépendance de la Tunisie, les événements de Bizerte, en 1962 Puis la France, où toute la famille s’installe, à huit, dans une HLM de 60 m2 Puis les études de médecine, brillantes, et, très vite, la renommée internationale
Un incident de parcours manque de tout gâcher. Chargé par Jacques Chirac, alors président de la République, de créer un Institut national du cancer, il s’attelle à la tâche et, en mai 2005, au moment de prendre officiellement la direction du nouvel organisme, annonce qu’il laissera bientôt la place à d’autres. Las, des « corbeaux » s’en mêlent. Le « mauvais il », aurait dit sa mère Des lettres anonymes l’accusent de mener grand train avec l’argent des contribuables. Après enquête, il est blanchi par la commission des finances de l’Assemblée nationale, puis par Bercy, mais le mal est fait. Est-ce ce pénible souvenir qui voile parfois son regard d’un nuage de tristesse ?
Guy Savoy passe, attentif au moindre détail. J’en profite pour changer de sujet. Et sa Tunisie natale ? Son visage s’anime : « J’ai quitté ce pays à l’âge de 4 ans, mais les odeurs de sa cuisine, les accents de cette langue arabe que parlaient mes parents restent profondément enfouis au fond de moi. La Tunisie, c’est tout ce que j’ai revendiqué lorsque, plus tard, j’ai pris conscience de mes racines »
David Khayat n’a, dit-il, « jamais été un militant politique ». Le conflit israélo-palestinien ? « Je suis profondément attaché à l’existence d’Israël, mais je comprends non moins profondément la souffrance des Palestiniens. » Point. Ce qui lui importe n’est pas de penser les causes, mais de panser les plaies. Ce n’est pas de pérorer, c’est de faire. « Quand j’étais président de l’Institut du cancer, rappelle-t-il, l’une de mes premières opérations a été de financer les études de cancérologues palestiniens. » L’islamisme ne l’alarme pas outre mesure. « La chrétienté a bien inventé l’Inquisition. Est-elle pour autant restée figée dans l’intégrisme ? Il y aura toujours des hommes qui se lèveront pour défendre la démocratie. »

Immense gâchis
L’Afrique lui laisse en revanche une impression de gâchis. « Quelle misère de voir des ressources fabuleuses dilapidées par la faute de mauvais choix ! Il est inacceptable de voir mourir tant de jeunes Africains quand les Occidentaux gagnent chaque année un trimestre d’espérance de vie. Dans mon métier, toutes les vies ont la même valeur. Ici, je dépense parfois 50 000 euros en médicaments pour prolonger de six mois la vie d’un malade. Là-bas, il suffirait parfois d’investir 1 euro dans un vaccin pour sauver une vie. » À son initiative, la ville de Dakar vient d’être dotée d’un centre de radiothérapie
De nouveau, son regard se perd. Je comprends que cet homme est littéralement obsédé par la maladie. Que le seul fait de savoir que, sur les cinquante patients qu’il ausculte en moyenne chaque semaine, un sur deux ne survivra pas le met en rage. « C’est un défi chaque fois renouvelé. Tu appelles un nom, la porte s’ouvre, quelqu’un entre dans ton bureau et, pendant une demi-heure, il n’est question que de douleur atroce, de morphine, d’amputation, de chimio Et il faut réussir, apporter une raison d’espérer. On pense souvent que le seul espoir c’est la guérison. Mais au fur et à mesure que sa maladie s’aggrave, l’espoir du cancéreux change de nature. Au début, il veut simplement vivre. Ensuite, il veut vivre jusqu’à telle date, parce qu’il y a le mariage du petit, le fils qui rentre des États-Unis dans trois jours À la fin, il accepte de mourir, mais sans souffrir. Une partie de mon travail est justement de faire évoluer son rêve, de lui conserver une raison, une seule, d’espérer. »
La gorge nouée, j’ose :
« Vous arrive-t-il de donner de faux espoirs ?
– Jamais ! Ce serait manquer de respect à ceux qui vont partir.
– Le cancer sera-t-il vaincu un jour ?
– Un jour, oui, mais je ne serai plus là. »
Sait-on que cet homme de science est aussi auteur de romans et de pièces de théâtre ? Pour détendre l’atmosphère, je le branche sur la question. Repoussant la coupe vide de son sorbet, il raconte : « J’écris dans les avions ou en vacances, jamais dans mon bureau, c’est impossible, je suis continuellement dérangé et je n’ai pas la tête à ça. Je mets mes écouteurs avec de la musique classique et je rédige à la main, avec très peu de ratures. » Ses thèmes de prédilection ? « Le cancer, l’acharnement thérapeutique et la mort. C’est ma psychanalyse à moi, gratuite. Je ne raconte pas ce que j’ai vécu dans mon enfance, non, je n’ai pas besoin de sortir la vie de moi. J’ai besoin de sortir la mort de moi ! »

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Un pied de nez
Je frissonne. Heureusement, Guy Savoy vient s’asseoir à notre table. Opportune diversion !
« Alors ?
– Très bon ! »
Je prends conscience que, depuis le début de l’entretien, il n’a pas cessé de manger. « Chez moi, explique-t-il, la nourriture a toujours été liée à l’amour. Je me souviens qu’étant enfant ma mère, lorsque je ne terminais pas mon assiette, ne me demandait pas : Tu n’aimes pas ? mais : Tu ne m’aimes pas ? » Le célèbre cancérologue est régulièrement invité dans des émissions de télé ou de radio. Pour parler cuisine. « Je vais vous expliquer, me souffle-t-il, pourquoi l’art culinaire est la manifestation la plus accomplie de la création spirituelle »
Et c’est reparti ! Comme tout à l’heure avec la maladie. Un bon tiers de l’interview, montre en main, va être consacré à la gastronomie. Pour David Khayat, la nourriture est une thérapie, un pied de nez à la mort. Comme son rythme de travail effréné ou l’obstination qu’il met à se convaincre que la vie est belle. Une étrange positivité dont il fournit lui-même la clé : « Je ne veux pas voir arriver la mort. Je me mets en danger, physiquement, c’est ma façon d’échapper à la folie, de continuer à croire malgré le sentiment d’impuissance qui, souvent, m’étreint. »
Nous nous levons, je le remercie :
« Vous m’avez accordé beaucoup de votre temps
– Plus que le temps, c’est la sincérité qui compte. »
Je le vois s’engouffrer dans sa voiture et s’éloigner à vive allure. Ses malades l’attendent

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