Apocalypse now

La campagne de règlements de comptes entre partisans et adversaires du chef de l’État qui a suivi la présidentielle truquée de la fin décembre menace de plonger le pays dans le chaos. Malgré les efforts de médiation.

Publié le 4 février 2008 Lecture : 6 minutes.

« Et si on faisait une nouvelle élection sans Mwai Kibaki et sans Raila Odinga ? » disent de plus en plus de Kényans. Le 29 janvier au matin, une rumeur s’est répandue à Nairobi. « L’armée va prendre le pouvoir », murmurait-on. « Elle va confier au vice-président Kalonzo Musyoka le soin d’organiser un nouveau scrutin sans les deux frères ennemis. » La rumeur s’est apaisée, mais elle en dit long sur la perte de crédibilité du régime comme de l’opposition.
Du côté du pouvoir, beaucoup de Kényans s’interrogent : pourquoi Kibaki s’accroche-t-il à son fauteuil ? À 76 ans, l’homme a tout connu. L’argent, les honneurs Depuis son accident de voiture de 2001, il n’a plus une santé de fer. Il a l’âge de prendre une retraite bien méritée. Alors pourquoi fait-il tirer sur la foule à balles réelles, au risque de salir sa réputation ? Le problème, c’est que Kibaki n’est pas seul. « S’il n’y avait que lui, le pouvoir serait plus souple, dit un proche du régime. Mais il est entouré de faucons qui se sont enrichis illégalement et qui ont tout à perdre en cas de défaite électorale. »
Dans l’entourage immédiat du président gravitent les vieux compagnons de lutte : l’ex-député Njenga Karume et l’ex-ministre de l’Intérieur John Michuki, aujourd’hui ministre des Travaux publics. Kibaki s’appuie aussi sur le nouveau ministre de l’Intérieur George Saitoti, le très influent ministre des Finances Amos Kimunya et une femme inflexible, la ministre de la Justice Martha Karua. À l’exception de Saitoti, qui est masaï, tous appartiennent à la communauté kikuyu. Et tous sont partisans de la ligne dure. À Nairobi, beaucoup disent que Kibaki est prisonnier de la « mafia du mont Kenya », du nom de l’ancien volcan qui se dresse en territoire kikuyu.

Recours aux milices
Toujours dans le camp du chef de l’État sévissent des personnages peu recommandables. Ce sont les chefs de milices kikuyus, notamment ceux de la secte Mungiki, qui recrutent des petits voyous dans les bidonvilles de Nairobi et de la Province centrale pour terroriser la population. Dans la nuit du 28 au 29 janvier, le député d’opposition Melitus Mugabe Were a été assassiné par balles devant son domicile de Nairobi. Le lendemain, cinq journalistes kényans ont reçu par courrier électronique des menaces de mort. « Après Mugabe Were, vous allez voir ce qui va vous arriver. » Le texte était signé par la secte Mungiki. Et le 31 au matin, un autre député du Mouvement démocratique orange, David Kimutai Too, a été tué par balles près d’Eldoret, dans l’ouest du pays.
Du côté de l’opposition, beaucoup de Kényans estiment que Raila Odinga a plus d’emprise sur les siens que son adversaire. Il est plus jeune, 63 ans. Et il est le fils du premier vice-président du Kenya, Jaramogi Oginga Odinga. Chez les Luos, il est donc le leader incontesté. Mais il n’est pas seul non plus. À ses côtés, il a cinq figures politiques réunies dans le « Pentagone », comme disent les Kényans. Il doit compter notamment avec deux fortes personnalités : l’ancienne ministre de la santé Charity Ngilu et, surtout, le député William Ruto, l’un des leaders de la puissante communauté kalenjin. C’est dans la circonscription de Ruto, à Eldoret, dans la vallée du Rift, qu’au moins trente-cinq Kikuyus sont morts brûlés vifs dans une église, le 1er janvier.
À l’époque, Ruto était à Nairobi. Quatre semaines plus tard, il s’est rendu sur place et a lancé un appel au calme. « Ici, rien n’a été planifié. C’était une réaction spontanée après l’élection volée », a-t-il déclaré. Tout le monde n’est pas d’accord, loin de là. « Dans la vallée du Rift, les violences ont été organisées avec l’aide de responsables de l’opposition », affirme l’ONG américaine Human Rights Watch, témoignages à l’appui. « À partir du 29 décembre, dans la circonscription d’Eldoret Nord, des meetings de jeunes ont été organisés et des groupes de quinze individus ont été constitués pour attaquer les maisons kikuyus. » L’Église catholique donne aussi de la voix. « Les hommes politiques sont derrière les violences interethniques », a lancé le très respecté cardinal-archevêque de Nairobi, John Njué, le 27 janvier.
Évidemment, aucun dirigeant d’envergure nationale n’a lancé d’appel au meurtre. Et, aujourd’hui, Kibaki et Odinga tiennent tous deux des propos apaisants. Mais d’un côté comme de l’autre, les SMS s’échangent entre Nairobi et la province, et l’argent circule pour financer les milices de la mort. Dans la vallée du Rift, Human Rights Watch a même identifié un responsable local de l’opposition qui a fourni un camion pour transporter des tueurs d’une ville à l’autre. Certaines radios en langue vernaculaire jouent aussi avec le feu. Des animateurs laissent passer à l’antenne des messages d’auditeurs anonymes qui poussent à la violence. Aussi bien en langue kikuyu qu’en langue luo ou kalenjin.

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Méfiance vis-à-vis de l’armée
Le discours est ethnique, mais le vrai mobile est ailleurs. Les Kalenjins veulent récupérer les terres que les Kikuyus ont confisquées dans la vallée du Rift avec la complicité de l’ancien colonisateur britannique au moment de l’indépendance, en 1963. Les Kikuyus se défendent bec et ongles. Dans un pays où la majorité des gens vit avec moins de 2 dollars par jour, le conflit pour la terre peut vite tourner au massacre.
À quoi joue l’armée ? Au-delà de la rumeur du 29 janvier, chacun guette la grande muette. Au Kenya, elle n’a pas de tradition putschiste. Mais le président Kibaki s’en méfie. « C’est pour cela qu’il a beaucoup hésité avant de la faire intervenir contre les bandes de tueurs », dit un spécialiste des questions militaires. De fait, ce n’est que le 29 janvier, un mois après le début des massacres, qu’elle a déployé ses hélicoptères antiémeutes. C’était à Naivasha, contre des miliciens kikuyus. « Et en réalité, Kibaki n’a fait sortir que les unités les plus fidèles, soit cinq mille soldats environ », précise cet analyste. « Les quarante mille autres sont restés consignés dans leurs casernes, car le pouvoir n’en est pas sûr. »
Le chef de l’armée, le général Jeremiah Kianga, est un homme très discret. Il appartient à la communauté kamba, comme l’opposante Charity Ngilu, mais n’affiche aucune opinion. Il est vrai que, dans son état-major, les pro- et les anti-Kibaki sont à peu près de force égale. Le directeur de la police, le général Ali Hussein, est beaucoup plus en vue. Ces dernières semaines, cet officier issu de la communauté somalie a été le véritable chef de la répression. Entraînées par des Israéliens, ses troupes paramilitaires de la GSU (General Service Unit) sont équipées de casques lourds et de fusils d’assaut. Début janvier, les images de leur brutalité contre les manifestants de l’opposition ont discrédité un peu plus le régime.
Comment éviter un putsch ? « En réglant la dispute électorale et en mettant en place des institutions légitimes », dit un diplomate en poste à Nairobi. « Mais les durs du régime ne feront pas de concessions tant qu’ils ne sentiront pas ce que la crise peut leur coûter. » Depuis un mois, la Bourse de Nairobi est en chute libre. Et les hommes d’affaires du secteur productif (tourisme, transport, café, fleurs) ont beaucoup perdu. Aussi poussent-ils en faveur d’une solution négociée. En revanche, les barons du régime qui vivent des prébendes de l’État ne veulent rien entendre.
En fait, « le problème, c’est Kibaki, juge un proche du régime. Il est à la fois trop faible pour résister aux durs de son camp, et trop fort pour faire une ouverture vers l’opposition. » En attendant, le Kenya s’enfonce dans l’horreur. Plus de mille morts depuis la présidentielle du 27 décembre. Pour la plupart tués à coups de machette ou brûlés vifs. Ils se sont vus mourir. Dans les beaux quartiers de Nairobi, il n’est pas sûr que cela empêche les hommes politiques de dormir

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