Soul food, la cuisine africaine-américaine au-delà du poulet frit
Souvent méprisée, la cuisine des Noirs américains est pourtant bien plus variée qu’on ne le pense. Ses recettes plongent leurs racines en Afrique et racontent l’histoire de l’émancipation noire.
L’Africain-Américain Stephen Satterfield, auteur de la série documentaire High on the Hog (La Part du lion, comment la cuisine afro-américaine a transformé l’Amérique, 2021), diffusée sur Netflix, a quitté sa Géorgie natale pour Ganvié, cité lacustre, située au sud du Bénin et au nord de Cotonou, à la découverte de ses trésors gastronomiques. Accompagné d’un habitant du village, dont l’économie repose essentiellement sur la pêche, il traverse le lac Noukoué à bord d’une pirogue, direction l’un des maquis bordant les eaux peuplées de tilapias.
Une fois à table, le télégénique critique culinaire ne cache pas son émotion à la vue du mets composé de poisson frit, de condiments et de sauce tomate épicée. « Quand j’étais petit, mon père avait pour habitude de frire du poisson chaque dimanche pour nourrir toute l’église. C’est très commun, dans l’État de Géorgie dont je suis originaire, de manger du poisson frit avec des spaghettis à la tomate. Aujourd’hui, on est dimanche, et ce plat m’est donc très familier », confie-t-il, touché, à son hôte.
Plats généreux, ambiance africaine
Si de nombreux Noirs-Américains multiplient les tests ADN dans l’espoir de remonter l’arbre généalogique de leurs ancêtres africains, d’autres retrouvent leurs racines dans l’assiette. « L’histoire de notre cuisine, c’est l’histoire de ce que nous sommes », résume Satterfield. Et cette histoire, c’est celle de la soul food, la nourriture de l’âme. Une formule qui a fait son apparition dans les années 1950-1960, quand émergèrent des expressions fortes en lien avec l’identité noire, de Black is Beautiful au Black Power, dans les États du Sud esclavagiste, de l’Alabama au Texas, en passant par la Louisiane ou la Géorgie. Et qui puise son nom directement dans la musique soul, celle que les Blancs ne pouvaient s’approprier.
Rien d’étonnant à ce qu’elle soit d’abord considérée comme une cuisine de célébration, que les Africains-Américains dégustent volontiers sous forme de copieux banquets au sortir de la messe, ou de barbecues conviviaux lors du Juneteenth, fêté le 19 juin, jour de la libération des esclaves, proclamée au Texas en 1865.
Ces rassemblements autour de grandes tablées dominicales, Lionel Chauvel-Maga les a bien connus. Ce gaillard bien bâti de 37 ans, né d’une mère béninoise et d’un père français, a fondé Gumbo Yaya – « brouhaha » en créole de La Nouvelle-Orléans – en 2015, un restaurant de soul food campé dans le 10e arrondissement de Paris. C’est chez ses tantes expatriées à Macon, dans l’État de Géorgie, qu’il découvre, dès les années 1990, l’essence de la cuisine africaine-américaine.
Ce lien entre l’Afrique, les États-Unis et l’Europe est l’essence même de la soul food, le socle de la communauté afro-descendante
« J’ai vraiment eu une approche familiale de la soul food, en découvrant cette culture de plats généreux que l’on partageait le dimanche autour de grandes tablées, se souvient-il. Je retrouvais aussi l’ambiance africaine, les plats d’ignames de ma grand-mère béninoise étaient remplacés par les patates douces aux États-Unis, les gratins de pâtes que je mangeais en France étaient concoctés, chez mes tantes, version macaroni and cheese », détaille le taulier.
Ce grand classique de la cuisine africaine-américaine servi notamment à Thanksgiving, a été emprunté aux Européens, quand le président Jefferson envoya son chef de cuisine, un esclave, se former à la préparation des pâtes dans le Vieux Continent. « Ce lien entre l’Afrique, les États-Unis et l’Europe, c’est l’essence même de la soul food, c’est le socle de la communauté afro-descendante », retrace Lionel Chauvel-Maga.
Renforcer son identité
Cette cuisine déjà métissée a fini par s’exporter en dehors des zones rurales du Sud pour gagner les villes, en puisant aussi dans le terroir ouest-africain. « Les Africains-Américains ont utilisé la nourriture pour renforcer leur identité en cultivant dans leurs jardins des produits africains comme les cornilles, le millet, le gombo, le riz, le sorgho, précise l’historien culinaire Adrian Miller, ex-conseiller de Bill Clinton, passé maître de la soul food. Ils ont trouvé des substituts aux aliments venus d’Afrique qu’ils aimaient, comme les ignames tropicales qu’ils ont remplacées par des patates douces, dont la culture s’adapte mieux au climat nord-américain. »
Les esclaves ne pouvaient se préparer qu’un seul repas le dimanche, ils prenaient ce qu’ils avaient sous la main
Une grande table en bois, encadrée de deux bancs, trône au milieu du restaurant de Lionel Chauvel-Maga. Dans sa « southern kitchen », comme on peut le lire en lettres capitales sur la façade rouge et turquoise, les beats de rap américain vrombissent et attirent une clientèle cosmopolite. Le chef, toujours aux fourneaux, a réussi le pari de « déghettoéïser » une cuisine jusque-là associée aux Noirs, non sans stigmatisation. La bouteille de sirop Aunt Jemima, désincrustée du logo aux relents racistes (celui d’une Africaine-Américaine rappelant le passé esclavagiste et ségrégationniste du Sud) et la hot sauce de Louisiane sont de sortie et prêtes à napper le grand classique de la maison, le gospel bird (poulet frit).
Chez Gumbo Yaya, le poulet frit est roi et servi entre deux gaufres à la farine de maïs, dans un biscuit, ou escorté de patates douces, de coleslaw, de corn bread, le pain au maïs hérité des Amérindiens, ou de mac and cheese. « Que ce soit avant ou après l’émancipation de la communauté noire, les esclaves qui travaillaient dans les grandes propriétés de Virginie ou de Caroline, ne pouvaient se préparer qu’un seul vrai repas, le dimanche. Ils prenaient ce qu’ils avaient sous la main, les restes que les maîtres ne voulaient pas, comme les ailes, la cuisse et le haut de la cuisse de poulet, qu’ils sublimaient en les faisant frire », détaille le passionné, qui souhaite avant tout rendre hommage à une culture. « Les clients africains-américains se sentent vraiment respectés quand ils rentrent chez Gumbo Yaya, même si je ne propose que 5 % de ce qu’a à offrir la soul food pour le moment. »
Ce serait en effet se méprendre que de réduire la soul food à un morceau de volaille plongé dans de l’huile bouillante. Bien avant que la mode du waffle and chicken envahisse la capitale sur fond de hype et de hip-hop, une institution exportait déjà l’âme de la cuisine du Sud à Paris sous le nom de Gabby and Haynes. Cette échoppe installée à Pigalle dans les années 1950-1960 a été tenue par l’Africain-Américain Leroy Haynes, un ancien militaire au parcours romanesque.
Le repaire des soldats et de Louis Armstrong
Après des études au prestigieux Morehouse College d’Atlanta, qui a vu défiler Martin Luther King ou encore Spike Lee, le jeune diplômé se lance dans une carrière de GI en Europe avant de rejoindre La Sorbonne pour y préparer un doctorat. Dans cette institution parisienne, il rencontre sa future épouse, la Française Gabrielle Lecarbonnier. Ensemble, ils ouvrent ce qui deviendra bientôt le repaire des soldats et jazzmen africains-américains, comme Louis Armstrong. Le trompettiste ne jure alors que par les black eyed pees (haricots cornilles) et le riz de chez Haynes, qu’il déguste après ses concerts dans les cabarets de Saint-Germain-des-Prés. « Tout ce que je savais cuisiner, c’était les légumes-feuilles, le poulet, les chitterlings (tripes de porc), la soul food, une nourriture que les Français ne pouvaient pas comprendre, confiera Leroy Haynes peu de temps avant sa mort, en 1986.
Au début des années 2000, il y a eu un vrai backlash de la soul food, on disait que l’Africain-Américain se tuait au poulet frit
Quelques années après la fermeture de ce lieu emblématique, la soul food a mauvaise presse. Les diététiciens et les politiques s’emparent du phénomène. La soul food serait responsable de l’obésité grandissante des familles pauvres noires américaines. « Au début des années 2000, il y a eu un vrai backlash de la soul food. On disait que l’Africain-Américain se tuait au poulet frit. Il y a eu un vrai recul des restaurants spécialisés à ce moment-là », rappelle Lionel Chauvel-Maga.
Un constat qui fait bondir Adrian Miller. L’auteur de Soul Food, The Surprising Story of an American Cuisine, One Plate at the Time (University of North Carolina Press, 2017) voit dans cette critique une hypocrisie sociale et politique. « On sait maintenant que la soul food n’est pas la seule coupable. Les études ont prouvé que les Africains-Américains mangent aussi beaucoup de plats cuisinés et fréquentent les chaînes de restauration rapide. Or, on sait très bien que la soul food est aussi constituée de pois, de choux, de racines… Cette critique ne tient pas non plus compte de facteurs sociaux comme le racisme systémique, qui affecte la santé mentale et physique de cette couche de la population », martèle-t-il.
Parent pauvre de la gastronomie américaine, la soul food peine à être reconnue. La très médiatisée cheffe africaine-américaine Carla Hall, qui a participé en tant que jury à la version américaine de Top Chef, tente de lui redorer le blason. Dans son livre Carla Hall’s Soul Food : Everyday and Celebration (Harper Wave, 2018), elle s’attèle ainsi à ennoblir les grands classiques du répertoire en proposant des recettes sophistiquées : bouillon de tomate de saison et gombos rôtis, pudding de patates douces et clémentines, crevettes fraîches et grits (semoule de maïs).
Idem pour Adrian Miller qui propose dans sa bible de la soul food trois déclinaisons de recettes : une traditionnelle, une diététique, en troquant le poisson et poulet frits contre des filets frais, et une plus élaborée. « Les chefs afro-américains d’aujourd’hui réduisent l’utilisation de matières grasses, de sel et de sucre et trouvent des façons spectaculairement créatives d’utiliser les légumes », s’enorgueillit Miller, qui espère créer un label pour une vraie reconnaissance de cette gastronomie.
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