Mugabe, héros ou tyran ?

L’Afrique continue de l’admirer ; l’Europe, qui s’apprête à le recevoir le 8 décembre pour le sommet de Lisbonne, dénonce ses dérives. Le chef de l’État, lui, garde son cap. Portrait d’un homme aux deux visages.

Publié le 3 décembre 2007 Lecture : 10 minutes.

« Je serai là », a confirmé, obstiné et jubilatoire, Robert Mugabe, le 26 novembre. « Je ne m’installerai jamais à la même table que lui, a répondu, le lendemain, le Premier Ministre britannique, Gordon Brown. C’était lui ou moi. » Ce sera donc lui. En dépit de toutes les pressions, Mugabe assistera bien, les 8 et 9 décembre, au sommet Europe-Afrique de Lisbonne, alors que Brown restera à Londres, au terme d’un bras de fer qui aura eu pour conséquence essentielle de placer le « cas » zimbabwéen au cur de tous les débats. Sous sanctions européennes depuis cinq ans, autoexclu du Commonwealth, placé par les Américains sur la liste des chefs d’État « voyous », Robert Gabriel Mugabe est-il un dictateur exemplaire, un bouc émissaire idéal, un despote caricatural ou la victime d’un complot occidental ? Tentative de réponse en forme de plaidoirie, de réquisitoire et de verdict

Robert le libérateur

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L’homme que Gordon Brown, son prédécesseur Tony Blair et le président américain George W. Bush vouent aux gémonies demeure, aux yeux de beaucoup d’Africains, une icône. Au point que, conscients de l’opinion de leurs concitoyens, les chefs d’État membres de la SADC (Communauté économique des États d’Afrique australe), dont certains sont pourtant plus que circonspects à son égard, lui ont réservé une standing ovation lors de leur dernier sommet à Johannesburg, il y a trois mois. Cette stature et cette aura, beaucoup plus prégnantes, il est vrai, à l’extérieur qu’à l’intérieur du Zimbabwe, le « camarade Bob » les doit tout d’abord à son passé de combattant de la liberté particulièrement intransigeant. Élève des jésuites, instituteur à 17 ans, étudiant en Afrique du Sud, enseignant au Ghana, Robert Mugabe est entré en politique en 1960 pour combattre le régime minoritaire et ouvertement raciste de ce qui s’appelait alors la Rhodésie. Arrêté en 1964, il restera plus de dix ans en prison sans jamais accepter de négocier, accumulant au passage pas moins de huit diplômes universitaires par correspondance auprès de la London University. Libéré en 1974, il fuit au Mozambique et se lance à corps perdu dans la lutte armée, avec peu de moyens et l’aide épisodique de la Chine, persuadé qu’elle doit aller jusqu’à son terme : la prise du pouvoir. Il faudra que les présidents Samora Machel et Kenneth Kaunda le contraignent, menaces de lâchage à l’appui, pour qu’il se résolve, la mort dans l’âme, au compromis de Lancaster House, en 1979. À ses yeux, cet accord qui offre de très larges privilèges aux Blancs est un ver dans le fruit de l’indépendance, un péché originel qu’il lui reviendra d’expier, d’une façon ou d’une autre.
Pendant une dizaine d’années pourtant, Mugabe va très loin dans la politique de réconciliation. On l’a oublié, mais le révolutionnaire marxisant qu’il est alors maintient en place l’encadrement blanc de l’armée, les agents blancs des services de renseignements et de sécurité qui le traquaient la veille, intègre des ministres blancs dans son gouvernement et accepte que vingt sièges de députés soient réservés aux Blancs. Mieux : il fait de Ian Smith, l’ex-Premier ministre de la Rhodésie raciste, l’un de ses conseillers privilégiés. Jamais d’ailleurs, jusqu’au décès de ce dernier il y a un mois, il ne touchera à un seul de ses cheveux et de ses biens, alors même que Smith, qui l’avait fait incarcérer – allant jusqu’à lui refuser d’assister aux obsèques de son fils -, ne cessera de le critiquer et d’uvrer à son échec. La lune de miel entre Mugabe et les quelque cent cinquante mille Blancs d’origine britannique dure jusqu’au début des années 1990, puis se transforme en affrontement. Pourquoi ?
Première raison : les tentatives répétées de déstabilisation fomentées depuis l’Afrique du Sud par le régime de l’apartheid, dont l’objectif est d’empêcher le Zimbabwe d’abriter des bases arrière de l’ANC. Les services de Pieter Botha recrutent les anciens Selous Scouts de l’armée rhodésienne et les infiltrent dans le pays pour y perpétrer attentats sanglants et sabotages dès 1982 avec la complicité d’une véritable cinquième colonne composée de Zimbabwéens blancs. Après avoir lui-même échappé à une tentative d’assassinat, Mugabe découvre ainsi que le chef de sa propre sécurité, un Blanc, travaillait avec les services sud-africains. À la fin des années 1980, Pretoria récidive en entraînant dans les camps du Transvaal les partisans de Joshua Nkomo, le grand rival politique de Robert Mugabe. Comment, dans ces conditions, continuer de faire confiance ?
Car – et c’est la deuxième raison – force est de reconnaître que la communauté blanche du Zimbabwe a, dans sa majorité, toujours joué contre Mugabe. Aucune autocritique, pas l’ombre d’une repentance pour les trente mille morts de la guerre, une attitude quasi permanente de mépris et de défiance, un racisme à peine voilé, de multiples provocations au Parlement. Le changement de mentalité de la part de cette caste de privilégiés, dont beaucoup avaient un passeport britannique, n’a jamais eu lieu, et l’argent des Blancs a longtemps financé les opposants à Mugabe : Nkomo, Edgar Tekere, puis, plus récemment, Morgan Tsvangirai et son Movement for Democratic Change.
Troisième raison enfin, la plus dramatique et la plus médiatique : le problème des terres. En 1980, Mugabe hérite d’une agriculture certes performante, mais dont la structure est scandaleusement inégalitaire. Six mille fermiers blancs possèdent 50 % des terres cultivables du pays – et les trois quarts des meilleures. Les accords de Lancaster House lui interdisent de modifier cette situation pendant dix ans. En échange, la Grande-Bretagne s’engage à financer l’installation des anciens guérilleros et des populations déplacées sur les terres vacantes laissées en jachère par des propriétaires absentéistes. L’ancienne puissance coloniale y consacrera 30 millions de dollars sur dix ans, avant de s’arrêter net lorsque, au début des années 1990, Robert Mugabe lui demandera d’inciter les fermiers blancs à revendre les bonnes terres. Pressé par son électorat et notamment par les anciens combattants de la Chimurenga (la lutte de libération) qui manifestent violemment leur mécontentement, le gouvernement zimbabwéen propose alors aux fermiers de racheter lui-même leurs ranches à un prix négocié. Devant le refus de ces derniers, Mugabe durcit peu à peu ses positions. Il fixe lui-même le montant des compensations, puis annonce que le gouvernement ne remboursera aux fermiers que les infrastructures qu’ils ont eux-mêmes construites, ainsi que le matériel agricole, mais pas les terres spoliées il y a un siècle : il appartient aux autorités britanniques de payer – si elles le souhaitent. À noter qu’à ce stade (milieu des années 1990), Robert Mugabe reste nettement en deçà de la plupart des réformes agraires postcoloniales, lesquelles – notamment en Afrique du Nord – se sont traduites par des expropriations immédiates et sans aucune compensation des domaines coloniaux. Pourtant, rares sont les fermiers qui cèdent. Quant aux Britanniques, la réponse, en forme de gifle, fin 1997, de la secrétaire d’État au Développement, Clare Short, est sans ambiguïté et passablement méprisante : « Nous n’acceptons pas d’avoir à prendre une quelconque part de responsabilité financière dans les rachats de terres au Zimbabwe. Aucun membre de notre gouvernement n’a de liens avec les anciens intérêts coloniaux. Moi-même, je suis d’origine irlandaise et, comme vous le savez, les Irlandais ont été eux aussi des colonisés. »
Robert Mugabe prend cette lettre pour une insulte personnelle. Il n’a aucun mal à démontrer que l’ostracisme dont il se dit la victime de la part des Britanniques, des Américains, des Européens ou des institutions de Bretton Woods a commencé le jour où il a décidé de toucher aux intérêts des fermiers blancs. Le bras de fer atteint un point de non-retour avec les occupations, puis les invasions de terres de 2002 et 2003. Mais ce n’est pas lui qui l’a initié. « Notre cause, dit-il, est la cause de toute l’Afrique et de chaque Africain. »

Mugabe le despote

Il détient en ce moment le record mondial de la faillite économique ; il a dépassé la date de péremption pour un homme de pouvoir (83 ans, à la barre depuis vingt-sept ans) ; et une partie de son peuple – l’élite – a voté avec ses pieds : entre deux et quatre millions de Zimbabwéens (sur une population de quinze millions) a choisi le chemin de l’exil. Ces trois éléments sont les clés du réquisitoire contre Robert Gabriel Mugabe, le reste n’étant que déclinaison. Les motifs ? Quatre, essentiellement.
Une réforme agraire brutale, mal préparée, mise en uvre dans les pires conditions, systématiquement utilisée comme une arme politique, et dont la nomenklatura du régime a beaucoup plus profité que les paysans sans terres.
Une tendance récurrente à l’emploi de la violence, qu’elle soit verbale ou physique. « Je suis un diplômé en violence », déclarait Mugabe en 2000, avant de se qualifier lui-même, trois ans plus tard, d’« Hitler noir ». De 1983 à 1987, l’écrasement de la révolte des partisans de Joshua Nkomo au Matabeleland par la sinistre cinquième brigade – formée par des Nord-Coréens – fit ainsi des milliers de morts et laisse aujourd’hui encore de très profondes blessures. Plus récemment, la répression contre les militants du MDC a été impitoyable, tortures à l’appui.
Un exercice de plus en plus solitaire du pouvoir, critiqué par Nelson Mandela lui-même, assorti d’un culte de la personnalité omniprésent. Depuis le décès, fin 1992, de sa première femme Sally, d’origine ghanéenne, Mugabe n’a plus de freins ni d’amortisseurs personnels. Épousée en 1996, sa secrétaire Grace Marufu, de quarante ans sa cadette, avec qui il entretenait une relation secrète dès avant la mort de Sally et qui lui a donné trois enfants, n’a fait qu’accélérer cette tendance. Beaucoup des compagnons de lutte de Mugabe ont vu leurs noms mêlés à des scandales de corruption et d’enrichissement illicite, y compris ceux qui, aujourd’hui, souhaitent ouvertement son départ, comme Salomon Mujuru, Emmerson Mnangagwa et Dumiso Dabengwa.
Une aventure militaire ruineuse en RD Congo, entre 1998 et 2000, a définitivement mis le pays à genoux. Pour soutenir Laurent-Désiré Kabila contre le Rwanda, Robert Mugabe a dépêché un contingent de dix mille hommes au coût de 1 million de dollars par jour. Si certains de ses proches en ont profité pour faire fortune au Katanga, l’économie zimbabwéenne, dont les performances avaient pourtant été remarquables en termes de redistribution des richesses et d’indicateurs sociaux pendant la première décennie du pouvoir Mugabe, ne s’en est jamais remise.

Le vrai Robert Mugabe

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Sans doute est-il un cocktail de Robert le diable et de l’archange Gabriel. Dictateur ? Autocrate plutôt, qui, pour son malheur, a eu à affronter une minorité d’origine européenne, dont les déboires ont suscité une levée de boucliers immédiate en Occident. Les prisons zimbabwéennes contiennent pourtant nettement moins de détenus d’opinion que les geôles ougandaises (où le Commonwealth vient de se réunir), éthiopiennes, israéliennes ou irakiennes, pays dont les dirigeants sont traités en amis à Londres et à Washington. Quant aux élections qui se déroulent régulièrement au Zimbabwe, même si les fraudes sont loin d’être absentes, elles laissent une vraie part à l’opposition. Morgan Tsvangirai a ainsi remporté 42 % des voix à la présidentielle de 2002, 47 % aux législatives de 2000, et il a même battu Mugabe lors du référendum constitutionnel la même année, sans que ce dernier conteste le résultat. Chose inimaginable dans la quasi-totalité des pays arabes alliés des États-Unis. Au regard de ce qui précède, la décision de Gordon Brown de traiter Mugabe en pestiféré apparaît donc à la fois comme disproportionnée, biaisée (Tony Blair et lui ont serré la main à bien pire) et discriminatoire. Que dirait-on, en effet, de chefs d’État africains qui refuseraient de s’asseoir aux côtés d’un Ehoud Olmert, d’un George W. Bush ou d’un Nicolas Sarkozy, sous le prétexte que leurs armées occupent des territoires ou que leur administration prétend pratiquer des tests ADN sur les immigrés ?
Reste que, après vingt-sept ans de pouvoir absolu, il est plus que temps pour Robert Mugabe de quitter la scène. Même si cet homme austère et taciturne, qui ne boit ni ne fume et dont les capacités d’autodiscipline faisaient l’admiration de ses codétenus, est encore suffisamment en forme pour prononcer des discours kilométriques et assister sans bouger pendant des heures aux séances du Sénat de Harare, on ne voit guère quel meilleur service il pourrait rendre à son pays exsangue que de se retirer. On lui prête pourtant la ferme intention de faire le contraire. Lors du prochain congrès de la Zanu-PF, à la mi-décembre, prenant acte des querelles intestines parfois violentes qui minent son opposition, de son incontestable popularité dans le monde rural et des risques d’éclatement, qu’il est le seul à pouvoir conjurer, de son propre parti, il sollicitera une nouvelle investiture pour la présidentielle de 2008, en promettant de démissionner peu après l’élection. Instinct de conservation ? Insistance de sa jeune épouse ? Peut-être. Pour l’instant, dans son combat contre l’ex-puissance coloniale, Robert Mugabe bénéficie d’un préjugé favorable en Afrique pour une raison précise. Pour la grande majorité des Africains, Zimbabwéens compris, il n’est pas tolérable que des Occidentaux, dont la responsabilité est directement engagée dans la situation actuelle que connaît ce pays, s’arrogent le droit de dicter leurs conditions, d’écarter qui leur déplaît et qui n’est pas leur création et d’imposer les dirigeants de leur choix. C’est pour cela qu’ils continuent, la rage au cur, de le défendre. Mais si Mugabe persistait dans son intention de s’accrocher au pouvoir, une ligne rouge pourrait être franchie et l’image du libérateur s’effacer définitivement au profit de celle du despote.

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