Entre l’Europe et l’Afrique

Pays de navigateurs, ancienne puissance coloniale, le Portugal a vu peu à peu son influence décroître sur la scène internationale. Mais en jouant un rôle actif au sein de l’Union européenne, il est aujourd’hui devenu l’un des principaux animateurs du dial

Publié le 3 décembre 2007 Lecture : 7 minutes.

La destinée des peuples révèle parfois de grandes surprises. Avant de devenir l’un des principaux acteurs politiques de l’Europe, le Portugal est longtemps resté à l’écart des passions continentales, là où sa géographie semblait le cantonner. Mais, la difficulté stimulant l’audace, c’est loin de ses propres frontières que ce petit pays de 92 000 km2 allait écrire les plus belles pages de son histoire. Par peur d’être absorbé par son puissant cousin castillan, et pour compenser une agriculture peu généreuse, le Portugal se lance très tôt à la conquête des mers et ouvre les routes du commerce maritime mondial. Explorateurs, les Portugais le sont devenus par nécessité, mais aussi, peut-être, par vocation : comment un peuple habitant un aussi petit royaume situé à l’extrême sud-ouest du continent européen – et tirant de la pêche la majeure partie de sa subsistance – aurait-il pu résister à l’appel du grand large ?

Prestigieux passé
Dès le XVe siècle, profitant des apports scientifiques de la civilisation arabo-musulmane, les navigateurs portugais partent à la reconnaissance du golfe de Guinée et, en 1488, Bartolomeu Dias double le cap des Tempêtes (nommé par la suite cap de Bonne-Espérance), préparant ainsi le grand voyage vers les Indes de Vasco de Gama (1497-1498). S’ensuit la création de comptoirs, puis de colonies, au Brésil (« découvert » officiellement par Alvares Cabral en 1500), en Guinée-Bissau, au Cap-Vert, en Angola, à São Tomé e Príncipe ainsi qu’au Mozambique, mais aussi en Asie (Goa et Macao, par exemple). Et encore aujourd’hui, c’est à son passé prestigieux que le Portugal fait appel pour célébrer sa modernité, comme l’atteste le parc des Nations de Lisbonne, qui accueillera le deuxième sommet Union européenne-Afrique, les 8 et 9 décembre prochain.
Construit pour l’Exposition universelle de 1998, ce site devait offrir à des millions de visiteurs une image modernisée du pays. Mais pour atteindre cet objectif, les autorités avaient misé sur l’évocation du passé magnifié, dont le thème central était celui des « Océans » – en réalité celui des « Découvertes » -, avec un nouveau pont baptisé « Vasco de Gama », une nouvelle gare appelée « Oriente » Preuve que la référence atlantiste constitue le socle de l’identité portugaise, même dans un contexte d’européisation accélérée de la société.

la suite après cette publicité

« Pont culturel »
Le Portugal est un des pays qui doivent le plus à l’Europe. Depuis son adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), en 1986, il a connu un essor économique fulgurant grâce aux investissements communautaires. Dans les années 1990, les chantiers de routes, d’écoles ou d’hôpitaux financés par l’UE se sont multipliés. Et sur les vingt dernières années, le produit intérieur brut portugais (en parité de pouvoir d’achat) a augmenté de 280 %, soit bien plus que celui des économies européennes les plus dynamiques ! Conséquence directe : de pays d’émigration (en 1972, la région parisienne comptait plus de 500 000 Portugais, ce qui en faisait la deuxième communauté portugaise du monde – après celle de Lisbonne, évidemment), le Portugal s’est transformé en pays d’immigration, avec plus de 10 % de sa population active constituée d’étrangers. Il est aussi un pays modèle en matière d’intégration : dans une étude rendue publique en octobre 2007 et financée par l’UE, le Migration Policy Index (Mipex), le Portugal arrive deuxième, juste derrière la Suisse.
Mais l’ouverture du Portugal, qui se veut « un pont culturel entre l’Europe et le monde » ne s’applique pas qu’en matière de politique intérieure, et la diplomatie portugaise entend la promouvoir au niveau européen, avec un discours appelant notamment au renforcement des liens avec l’Afrique. Les dirigeants portugais actuels se sentent, à l’instar du ministre des Affaires étrangères Luís Amado, « sans complexes » vis-à-vis du passif colonial, et ce malgré une décolonisation aussi tardive que violente (1961-1974). Alors que les mêmes propos tenus par le président français Nicolas Sarkozy ont été source de polémiques – pour ne pas dire suspectés de racisme pur et simple -, le Portugal et les pays africains lusophones restent en très bons termes.
L’explication de ces relations détendues tient essentiellement à l’histoire de l’émancipation des colonies portugaises, dont la forme tragique – comparable à celle de la guerre de décolonisation algérienne – n’a pas oblitéré le fait que le Portugal lui-même, de 1933 à 1974, a subi le joug de la dictature de l’Estado Novo (« Nouvel État »), établie par un ancien professeur d’économie politique, António de Oliveira Salazar. Les crimes les plus sombres du colonialisme sont donc souvent associés à ceux d’une dictature qualifiée par de nombreux historiens de « fasciste », laquelle n’hésitait pas à employer contre les opposants (Blancs, Noirs et métis confondus) les pires moyens répressifs, la Police internationale de défense de l’État (Pide) s’occupant des basses uvres du régime. Le soulèvement populaire de la révolution des illets, qui intervient le 25 avril 1974 grâce à la révolte des militaires portugais impliqués dans les guerres coloniales, permet donc de mettre fin en même temps à la dictature et au colonialisme portugais. Et une grande partie des dirigeants du pays, de gauche comme de droite, ont fait leurs premières armes politiques dans la lutte anticoloniale, ce qui favorise évidemment le dialogue avec leurs homologues africains.
Pourtant, ce dialogue mettra du temps à s’instaurer, et ne s’approfondira véritablement qu’avec la création de la Communauté des États de langue portugaise en 1996. Au lendemain des indépendances de 1974-1975, de très longues guerres civiles se déclenchent en Angola (1975-2002) et au Mozambique (1977-1992), créant des conditions défavorables au développement d’une coopération approfondie.
Le Portugal, complètement ruiné, se détourne alors du continent africain pour se concentrer sur son intégration européenne, où il fait rapidement ?figure d’enfant modèle avant de s’affirmer, dès la fin des années 1990, comme un des piliers politiques de l’UE. La diplomatie portugaise soutient des initiatives d’envergure, comme la Stratégie de Lisbonne en 2000 (programme de coopération économique visant à promouvoir l’emploi et la recherche-dévelopement au sein de l’Union), appuie fermement le processus de Barcelone malgré le scepticisme français, et travaille d’arrache-pied à l’élargissement de l’UE (notamment à l’adhésion de la Turquie) ou à la relance de l’intégration européenne Ce n’est donc pas par hasard si la finalisation du texte du nouveau traité européen, approuvé le 19 octobre dernier par les 27 États de l’UE et qui a déjà été baptisé « traité de Lisbonne », est revenue au Portugal, alors en charge de la présidence du Conseil de l’UE (du 1er juillet au 31 décembre 2007).

Le portugais en commun
Plus que jamais, le Portugal veut profiter de la présidence tournante pour imprimer sa marque dans l’évolution de la politique commune, en particulier dans le domaine de la politique étrangère. Dans cette perspective, il a mis sur pied un agenda très ambitieux. En six mois, pas moins de sept sommets réunissant l’UE et plusieurs pays ou organisations se succèdent : avec le Brésil (en juillet), l’Ukraine (en septembre), la Russie (en octobre), l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), la Chine et l’Inde (en novembre) puis, enfin, avec l’Afrique ce mois-ci.
À la recherche d’une voie nouvelle entre utopie et réalisme, où l’intérêt bien compris doit être bien partagé, la diplomatie portugaise suit une ligne remarquablement cohérente depuis 1996, date à laquelle elle avait émis pour la première fois l’idée d’un sommet UE-Afrique. Sa conviction est que le multilatéralisme, qui lui a tellement profité – et continue de le faire – est un atout pour tous. Et que l’Europe ne pèsera vraiment dans la destinée d’un monde globalisé et hyperconcurrentiel qu’en développant des liens de confiance réciproque avec tous ses partenaires stratégiques, au premier rang desquels l’Afrique. Mais le Portugal n’est pas totalement exempt d’arrière-pensées plus personnelles. Il entend bien mettre à profit le poids dont il dispose dans les instances européennes pour conserver, par exemple, son influence en Angola, laquelle est rognée par les appétits américains et brésiliens. La récente signature, le 7 novembre à Bruxelles, d’un protocole d’accord pour un partenariat renforcé entre la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) et la Commission européenne peut se comprendre dans ce contexte.
Toujours est-il que l’échec du sommet de 2003 (en raison de la discorde autour de l’invitation du président zimbabwéen Robert Mugabe) semble aujourd’hui définitivement oublié, et le Portugal a obtenu un large consensus sur la tenue de rencontres régulières entre les chefs d’État africains et européens. Si le précédent – et unique – sommet UE-Afrique, organisé au Caire en avril 2000 sous l’égide du président algérien Abdelaziz Bouteflika (en qualité de président en exercice de l’Organisation de l’unité africaine) et du Premier ministre portugais António Guterres (en qualité de président du Conseil européen), avait relégué au second rang les problèmes de sécurité et de bonne gouvernance, pour se concentrer sur les problèmes de dette, ce ne devrait plus être le cas en 2007. « L’Europe a besoin d’une Afrique forte », affirmait au début de l’année Heidemarie Wieczorek-Zeul, ministre allemande de la Coopération, dont le pays a présidé l’UE au premier semestre 2007.

Opération séduction ?
De fait, la dimension politique de la relation entre l’UE et l’Afrique, prise comme une entité à part entière dans la diplomatie européenne, n’a cessé de s’affirmer après l’accord de Cotonou (2000). Elle a d’abord été renforcée en décembre 2005 avec l’adoption par le Conseil de l’Europe du document intitulé « L’UE et l’Afrique : vers un partenariat stratégique », puis à la fin de 2006 avec la décision de « renforcer le partenariat stratégique UE-Afrique » en le transformant en Stratégie conjointe, laquelle doit être solennellement adoptée au sommet de Lisbonne les 8 et 9 décembre. Opération séduction ou réelle considération des partenaires africains ? Quoi qu’il en soit, un sommet manqué serait lourd de conséquences. Pour les deux continents.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires