Une tendre aventurière

Fred Bernard nous entraîne au coeur de l’Afrique du début du XX e siècle. Un voyage magique en charmante compagnie.

Publié le 31 octobre 2003 Lecture : 3 minutes.

Elle s’appelle Jeanne Picquigny, et c’est une belle brune dont les cheveux bouclés taquinent les grands yeux. Enfant un peu trop gâtée, elle a mauvais caractère et minaude souvent plus qu’il n’en faut. Nous sommes en 1910, Jeanne n’a pas 10 ans et rêve déjà d’Afrique grâce à son père, le professeur et explorateur Modeste Picquigny, qui n’est jamais que de passage dans la grande maison de Bourgogne où elle trompe sa solitude en s’inventant moult aventures…
Jeanne Picquigny est l’héroïne d’une bande dessinée au titre superbe, La Tendresse des crocodiles, que l’on doit au talent de l’auteur et dessinateur Fred Bernard. Le sujet n’était pas facile : comment dire l’Afrique du début du siècle, l’arrogance des colons, la nature indomptée, les peuples incrédules face à la violence des Blancs ? Comment s’extraire des clichés manichéens qui collent à cette période de l’Histoire ? Fred Bernard a choisi les yeux naïfs de Jeanne pour nous guider au coeur du continent noir. Et l’évolution de son regard en dit plus que beaucoup de longs discours. Nourrie d’images d’Épinal, l’Afrique fantasmée de notre brunette à bouclettes, c’est « Gnou, hibou, vaudou / Éléphant, piment, serpent / Python, girafon, lycaon ». Mais dix ans plus tard, quand le professeur Modeste Picquigny disparaît quelque part au coeur de la brousse, Jeanne doit se décider au voyage et abandonner son très cher notaire et futur mari Léon Philippon… Le 1er septembre 1921, elle quitte Bordeaux pour plusieurs semaines de mer. Arrivée sur cette terre dont elle a tant rêvé, elle va confronter la réalité avec ses idéaux d’aristocrate idéaliste (« Mon père dit que les animaux d’Afrique les plus assoiffés de sang ne s’arrêtent pas avec du gros calibre, mais avec une moustiquaire »). Et la réalité, c’est le baroudeur blanc Eugène Love Peacock, adepte du whisky et de la carabine, bourru et mal rasé. C’est Victoire Goldfrapp, une jeune femme dont l’abus d’Afrique a affolé la tête et le bas-ventre. C’est l’éléphantesque chasseur Flemingway qui ne rêve que de trophées pachydermiques. C’est le lubrique M. William qu’on dirait droit sorti d’Au coeur des ténèbres… Et puis, outre ces Blancs rongés par l’alcool et la malaria, Jeanne croise la légende du Mokélé, le sage guide Mantou, Nino le cinglé qui chasse les papillons sur le dos de son dromadaire Bismarck, et puis les fauves et les moustiques, le baobab et les fourmis… Au fur et à mesure qu’elle progresse, Jeanne découvre toute la complexité de l’Afrique, jusqu’à se laisser envahir par les rêves oniriques qu’elle engendre, au plus intime de son corps.
Fred Bernard était, jusqu’à ce jour, connu comme l’alter ego de l’illustrateur François Roca avec lequel il a signé des livres comme Le Train Jaune, Monsieur Cloud Nuagiste et, surtout, Jésus Betz, adapté au théâtre en 2003 par la compagnie La Troppa. Avec cette Tendresse des crocodiles, il se révèle un dialoguiste hors pair (« Jeanne, la sagesse des vieux, c’est comme l’innocence des enfants, un fantasme d’adultes. ») et un dessinateur au trait rapide et à la mise en scène subtile et poétique. Son noir et blanc rappelle parfois celui d’un autre amoureux de l’Afrique, père d’un certain Corto Maltese, Hugo Pratt. Comparaison osée, mais méritée. Et c’est avec impatience qu’on attend la suite des aventures de Jeanne Picquigny. Rien que pour ses craquantes minauderies.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires