Récompense ou malédiction ?

Le plus fameux des prix littéraires français fête cette année ses 100 ans. Contesté par beaucoup, le Goncourt reste convoité par tous.

Publié le 31 octobre 2003 Lecture : 4 minutes.

Depuis six mois, nous étions nombreux à avoir entouré la date sur nos agendas : le 3 novembre, l’académie Goncourt devait fêter son 100e anniversaire avec l’ambition, affichée par sa présidente Edmonde Charles-Roux, de surtout « ne pas se tromper ». Le cru 2003 promettait donc d’être à la hauteur… Restait à savoir de quoi ? Du brouhaha fait autour de son centenaire ? De sa réputation maintes fois mise à mal pour « copinage » et « parisianisme » ? Les questions étaient lancées dans le silence feutré des salons parisiens, sans que nulle vraie réponse ne soit avancée. Les journalistes aiguisaient déjà leur plume, les éditeurs se perdaient en paris et hypothèses, les heureux sélectionnés attendaient, un peu inquiets, l’air vaguement dégagé… quand la vieille dame prit tout son petit monde par surprise, le 21 octobre dernier, en choisissant Jacques-Pierre Amette pour La Maîtresse de Brecht(1). Caprice de grabataire, blague de potache ou tentative désespérée pour surprendre encore ? « Il nous est apparu dommage que l’écrivain bénéficiaire de cette distinction exceptionnelle ne soit peut-être pas, à cause d’un ordre de dates et d’alternance, notre préféré, parce que ce dernier aurait déjà été choisi par un autre jury », affirmait le communiqué envoyé par les dix jurés.
La peur de la concurrence explique bien des choses. Le Femina, le Médicis, le Renaudot, l’Interallié… mais aussi des prix plus proches des lecteurs – comme le Prix du livre Inter – deviennent de plus en plus attractifs pour les libraires et la critique. Le principe de l’alternance des dates de proclamation, imposé en 1999 par le jury Femina, a contribué à entamer la suprématie du Goncourt, décerné en premier pendant près d’un siècle. Comparé aux autres palmes, le « prix des deux frères » est devenu une distinction consensuelle : il suffit pour cela de se rappeler du duel remporté il y a trois ans, à une voix près, par Jean-Jacques Schul pour Ingrid Caven, contre Ahmadou Kourouma. L’auteur ivoirien à l’écriture déconcertante avait dû se « contenter » du Renaudot.
Reste que de l’avis de tous le Goncourt est un passage obligé et un moment privilégié : « Plus que pour n’importe quel prix, il y a un enjeu énorme, admet-on au service de presse de Gallimard. Sur les quatre-vingts livres qui sortent à la rentrée, on en envoie près de soixante, car on ne peut pas d’emblée pénaliser un livre qu’on aime moins. » Cet « enjeu énorme » est simple à calculer : sitôt l’annonce faite aux médias, l’heureux directeur commercial de l’heureuse maison d’édition enclenche la réimpression du livre à près de 150 000 exemplaires. Viendra ensuite l’heure des comptes : les « bons » Goncourt se chiffrent entre 250 000 et 600 000 – sans compter la réimpression en poche et les droits de traduction. Les plus grands succès restent La Condition humaine d’André Malraux (1933, 4 millions d’exemplaires vendus en France), L’Amant de Marguerite Duras (1984, 2,5 millions) et Les Noces barbares de Yann Quéfélec (1985, 2 millions). D’autres années ont été moins fastes, comme 2002, avec un Pascal Quignard qui n’a vendu « que » 100 000 exemplaires de ses Ombres errantes. Le Goncourt reste une « valeur refuge », un cadeau de Noël que l’on repère à son bandeau rouge.
À l’origine, le prix devait récompenser de 5 000 francs un « ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année ». C’est aujourd’hui une récompense qui vaut de l’or. Tant et si bien que la vie d’un auteur « goncourisé » change du tout au tout dès l’annonce de sa victoire. Conférence de presse organisée dans le célèbre café parisien Le Flore suivie d’une place au journal télévisé de 20 heures. Puis séances de dédicaces prévues dans toutes les librairies de l’Hexagone…
Le mécénat n’est donc plus direct – l’auteur récompensé ne reçoit que 10 euros – mais essentiellement médiatique. Si bien que cette distinction peut être vécue comme une marque au fer rouge. L’obscur Alphonse de Chateaubriant, récompensé en 1911 pour Monsieur de Lourdines, avouait ainsi : « J’étais paralysé, pris par une espèce de peur de l’écriture. Je n’osais plus tracer une ligne. » Jean Carrière, qui publia Le Prix d’un Goncourt quinze ans après avoir été couronné, imputait à son prix une avalanche de catastrophes : la mort de son père, la maladie de sa femme, son divorce, sa longue dépression… La sociologue Valérie Heinich a repris l’analyse de ces nombreux « troubles » dans L’Épreuve de la grandeur(2). Son constat est sans appel : « La reconnaissance professionnelle octroyée par les prix littéraires a ceci de particulier qu’elle est systématiquement discréditée, et avant tout par ses bénéficiaires eux-mêmes. Et de tous les prix, le plus discrédité est forcément le plus grand. »
Raillé par certains auteurs, assassiné par quelques petits éditeurs qui voudraient bien en profiter, voire même refusé (par Julien Gracq, en 1951), le prix Goncourt énerve autant qu’il fascine. Toute une littérature lui est même consacrée. Le dernier opuscule en date est sorti à la rentrée : Le Truoc-nog, de Iegor Gran(3). Sous ce savant boustrophédon (procédé littéraire qui consiste à écrire un mot à l’envers), le jeune auteur met en scène les errances métaphysiques de « Goncourable », un écrivain devenu dépressif après avoir été nominé. Le Goncourt y est défini comme « un prix repoussoir, un prix en négatif. Terrible pour celui qui le reçoit, mais utile pour les autres. Grâce à lui, des milliers de littérateurs en herbe ont un exemple vivant de ce qu’il ne faut pas faire en littérature. » Has been, le Goncourt ?

1. La Maîtresse de Brecht, de Jacques-Pierre Amette, Albin Michel, juillet 2003, 306 pp., 18,50 euros.
2. L’Épreuve de la grandeur, de Valérie Heinich, La Découverte, 1999, 298 pp., 21 euros.
3. Le Truoc-nog, de Iegor Gran, POL, septembre 2003, 158 pp., 12 euros.

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