Pour comprendre la guerre

Publié le 31 octobre 2003 Lecture : 4 minutes.

Nos journaux écrits et audiovisuels nous parlent quotidiennement de l’Irak. Tout se passe comme si la guerre, déclenchée en mars dernier, et dont le président Bush a dit à son peuple (et au monde), le 1er mai, qu’elle était pour l’essentiel terminée, se poursuivait sous d’autres formes.
Vient de paraître à Paris, aux éditions Fayard, un livre intitulé Les Années Saddam, qui me paraît apporter une clé pour mieux comprendre l’Irak d’hier et d’aujourd’hui. L’auteur, Saman Abdul Majid, a été l’interprète du dictateur irakien (de l’arabe au français ou à l’anglais, et vice versa) ; il raconte très simplement ce qu’il a vu et entendu en faisant son métier auprès de Saddam tout au long des quinze dernières années, et jusqu’en mars 2003.
Son récit et ses commentaires sonnent juste.

Cinquante-huit ans, mari heureux et père de trois enfants, Saman Abdul Majid nous apparaît à travers son livre comme le prototype de ces millions d’Irakiens patriotes qui se sont accommodés de la dictature et, même, en ont profité – mais sans y adhérer. Ils en pensaient du bien et du mal, mais, majorité silencieuse, se gardaient de dire quoi que ce fût qui aurait pu attirer l’attention des services de sécurité. « Comme des centaines de milliers d’Irakiens, j’étais un rouage du système », dit Saman Abdul Majid, qui ajoute : « Bien que j’aie été très proche du pouvoir, je n’ai jamais eu de sang sur les mains. J’agissais en professionnel, dans l’unique but de servir au mieux mon pays. J’étais un « technicien ». Tous nous avions appris à nous accommoder de la vie qui nous était imposée. Néanmoins, je voyais que le pays avait déraillé depuis plusieurs années. » […] « Pouvait-on réformer le régime ? Je ne le crois pas, et j’étais loin d’être le seul à le penser. »

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Le livre est une mine de renseignements très éclairants sur la société politique irakienne, sur Saddam et son entourage, tels que l’auteur, qui vivait parmi eux, a pu les observer.
Il raconte en particulier comment les visiteurs étrangers, chefs d’État, personnalités politiques, journalistes, auxquels il servait d’interprète, se comportaient dans leurs tête-à-tête avec le dictateur et comment ce dernier les traitait. À titre d’exemple, Hissein Habré, à l’époque président du Tchad et dictateur d’un pays pauvre :
« En 1987, alors qu’il venait de clore un entretien avec Hissein Habré, Saddam me posa la main sur l’épaule et dit à son hôte africain :
– Ce brave homme vous remettra ce soir 1 million de dollars.
J’étais stupéfait d’apprendre que le président distribuait une pareille somme comme s’il laissait un pourboire. Je découvrais que le fait du prince avait été érigé en mode de gouvernement.
La nuit tombée, Hamid Hammadi, le secrétaire de la présidence, apporta la valise contenant l’argent. […] Je remis le million de dollars à Hissein Habré. Le lendemain, Saddam le raccompagna lui-même à l’aéroport au volant de sa Mercedes. Le visiteur le remercia chaleureusement pour son généreux cadeau.
– Ce n’est rien, lui dit-il. Vous recevrez chaque année l’équivalent de 1 million de dollars, pour vous et pour vos proches. »

Pour Saman Abdul Majid, Saddam est « le président » et, tel qu’il le décrit, l’homme est très différent de l’image que nous nous en faisons. Il a pu le voir jusqu’à la veille de la guerre et affirme qu’il était encore dans les rues de Bagdad le 12 avril, trois jours après l’occupation de la ville par les Américains.
Dans un prochain numéro, nous vous donnerons à lire un portrait de l’Irak des années Saddam tel qu’il ressort du livre de Saman Abdul Majid, dont la chance ne s’est pas démentie : il a réussi à quitter Bagdad occupé pour se réfugier au Qatar, où sa femme et ses enfants ont pu le rejoindre. Aujourd’hui, il travaille pour la chaîne de télévision Al-Jazira.

J’en viens à la raison principale qui m’a décidé à vous entretenir de ce livre : il contient un scoop stupéfiant, que je vous livre ci-dessous :
« La personnalité du président Saddam était un vrai noeud de contradictions. En lui cohabitaient le meilleur et le pire. Malgré plus d’une centaine de rencontres auxquelles j’ai participé, je ne réussis jamais à le cerner complètement.
Une rencontre, restée secrète jusqu’à ce jour, entre Saddam et un émissaire du président américain Bill Clinton, illustre cette complexité.
Au cours de sa première année de mandat, en 1993, le nouveau locataire de la Maison Blanche décida de reprendre contact avec Saddam et envoya discrètement à Bagdad, via Tarek Aziz, un révérend de ses amis. Avant la rencontre, l’homme m’avait montré des photos où il apparaissait en compagnie de Bill Clinton. Ne cachant pas le but de sa visite, il avait apporté une sorte de certificat signé de la main du président américain.
Pendant l’entretien, l’Américain expliqua en substance que le nouveau président américain était prêt à ouvrir un nouveau chapitre des relations américano-irakiennes et à repartir sur un pied d’amitié et sur de nouvelles bases. Selon lui, toutes les éventualités étaient envisageables.
Il ne fit toutefois aucune proposition concrète, n’évoqua pas la levée des sanctions des Nations unies, ni aucun calendrier. Il venait poser les premiers jalons d’un dialogue et lui tendre la main de Bill Clinton.
À mon grand étonnement, le président, hautain, fut insensible à ce geste et se contenta de revenir sur ses marottes : la grandeur de l’Irak, sa civilisation millénaire, son peuple fier et courageux. Il ne chercha à aucun moment à saisir la balle au bond, ni à répondre à Clinton. »

Et voilà comment un Saddam rigide et mal informé, sans réfléchir ni consulter personne, passa à côté de la chance de sortir de la nasse et prit le risque insensé de condamner son pays – en appel – à plus de souffrances, à une nouvelle guerre et à l’occupation militaire.

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