La potion magique du Dr M.

Nationalisme et tolérance, tradition et modernité, anti-impérialisme et pragmatisme… Le secret du mahathirisme réside dans l’art de combiner les contraires.

Publié le 3 novembre 2003 Lecture : 8 minutes.

Donc Mahathir, Premier ministre de Malaisie et plus ancien chef de gouvernement du monde démocratiquement élu, prend sa retraite après vingt-deux ans de pouvoir sans partage. C’était promis depuis juin 2002 : à l’âge de 77 ans, il abandonne les rênes à son adjoint et successeur désigné, Abdullah Ahmad Badawi, le 31 octobre, à l’issue du Xe sommet triennal de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui s’est déroulé dans la nouvelle ville malaisienne de Putrajaya. C’est juré : au fil des interviews, « Dr M. » a certifié qu’il ne continuerait pas à tirer les ficelles en coulisses après sa retraite, comme son alter ego de Singapour, Lee Kuan Yew, promu senior minister et demeuré très influent. Mais cet homme visionnaire, qui a construit au forceps une nation aux sangs mêlés de 25 millions d’habitants, pourra-t-il demeurer simple spectateur des affaires du monde, lui qui adore dire leur fait aux impérialistes de tout poil ?
Mahathir Bin Mohamad voit le jour en décembre 1925, à Alor Setar, un bourg rural de l’État de Kedah (Nord-Ouest) dans une famille de dix enfants. C’est un métis : son père est un instituteur d’origine indienne qui embrasse la religion musulmane de sa femme, une Malaisienne. Son enfance et son adolescence lui permettent de se forger quelques convictions fortes, et notamment celle que le colonialisme est insupportable. Il est ravi quand les Britanniques sont chassés par les armées japonaises. La discipline imposée par son père lui donne le goût du travail. Pour survivre pendant l’occupation japonaise, il vend des bananes et tient un petit café. La paix revenue, il poursuit des études de médecine à Singapour – qui, à l’époque, fait partie de la Fédération malaisienne – et revient au pays pour ouvrir la première clinique tenu par un Malaisien.
Parallèlement, Mahathir se met à la politique. Brièvement socialiste, si l’on en croit ses écrits de jeunesse dans les journaux locaux, il adhère dès sa fondation, en 1946, à l’Union Malays National Organization (UMNO), pour répéter l’exploit japonais et bouter un jour les Britanniques hors de Malaisie. L’indépendance est acquise en 1957. Il est élu député en 1964, mais battu en 1969. Le 13 mai de cette année-là, des pogroms dirigés contre la communauté chinoise (26 % de la population) font deux cents morts. Dr M. pique sa première colère publique : il demande la démission du père de l’indépendance, Abdul Rahman, coupable selon lui d’avoir été trop favorable aux Chinois. Il publie un brûlot, Le Dilemme malaisien, où il invite ses frères malaisiens (65 % de la population) à secouer leur indolence naturelle s’ils ne veulent pas demeurer des citoyens de seconde zone ; il dénonce – déjà – « les déviations sexuelles des Occidentaux ». Ce livre est interdit pour « racisme », et son auteur exclu de l’UMNO.
Malgré les apparences, Mahathir reste dans la course. Son plaidoyer en faveur des Malaisiens se retrouve dans la Nouvelle Politique économique arrêtée en 1971 par le gouvernement. Il s’agit d’un véritable programme de discrimination positive, de surcroît inscrit dans la Constitution, en faveur des Bumiputras (« les fils de la Terre »), catégorie dans laquelle on classe les Malaisiens et les Aborigènes (7 % de la population), qui, au sortir de la colonisation, possèdent seulement 2,5 % du capital des entreprises, alors que les Chinois en contrôlent 30 %. Désormais, la langue malaisienne remplacera l’anglais dans l’enseignement ; 55 % des places dans les universités et la majorité des postes de fonctionnaires seront réservés aux Malaisiens ; 30 % des actions cotées devront appartenir à des Malaisiens.
Dès 1972, Dr M. est réintégré dans l’UMNO. Plus rien n’arrête son ascension : en 1974, il devient ministre de l’Éducation et abandonne la médecine ; en 1975, il est élu vice-président de son parti et vice-Premier ministre ; en 1981, il accède au poste de Premier ministre, qu’il conservera jusqu’en 2003 à travers un nombre impressionnant de bagarres et de crises. À ne regarder que les résultats électoraux de Mahathir, qui n’est jamais descendu en dessous de 60 % des voix, on a l’impression d’un pouvoir confortablement installé. En fait, le Premier ministre a l’art de se mettre dans des situations délicates… dont il se tire toujours à son avantage. En 1983, il rogne les pouvoirs, pourtant symboliques, du roi au cours d’une grave crise constitutionnelle, car la Malaisie est une monarchie, dont le chef de l’État est élu tous les cinq ans parmi les souverains héréditaires des neuf États de la péninsule. En 1986, sur fond de crise économique, il se sépare de son second, Musa Hitam, qui manque de lui ravir la présidence du parti. Comme la Cour suprême annule sa réélection à la tête de l’UMNO, il démet son président et quelques juges, subit un quintuple pontage coronarien et ridiculise les augures qui pariaient sur sa fin prochaine.
En 1998, le scénario est identique. La chute des monnaies asiatiques et la récession annoncée lui font choisir une thérapeutique à l’opposé de celle que préconisent la Banque mondiale et le FMI : il instaure un contrôle des changes ; il dévalue le ringgit et l’accroche au dollar ; il renationalise des entreprises en difficulté et creuse les déficits pour relancer une économie en chute de 7,4 %. Et comme son successeur désigné, Anwar Ibrahim, s’oppose à cette politique, il le fait arrêter et condamner à quinze ans de prison pour « corruption et sodomie », malgré de gigantesques manifestations. On le croit perdu, mais le phénix renaît une fois de plus de ses cendres : dès 1999, la croissance repart à un rythme de 6,1 % ; le FMI reconnaît que le très peu orthodoxe Premier ministre de la Malaisie a eu raison. Et celui-ci remporte une fois de plus les élections.
Les principes qui ont de tous temps dirigé son action ne sont pas nombreux, mais ils sont inébranlables. Le premier concerne le peuple malaisien, pour lequel il a oeuvré sans répit, l’avantageant sans aucune honte pour lui permettre de rattraper son retard sur la communauté chinoise. Il n’a cessé de pousser ses frères dans la voie du travail, de la rigueur et de l’ordre. On a dit que l’objectif suprême du « mahathirisme » était la création d’une classe capitaliste malaisienne fière d’elle-même.
Le deuxième pilier est l’islam. Il s’est toujours proclamé fondamentaliste, mais tout étant dans la définition du mot « fondamentaliste », car Mahathir estime que tout retour au passé est voué à l’échec ; selon lui, les bigots et les théologiens ont fossilisé la pensée du Prophète et précipité les nations musulmanes dans une décadence dont elles ne parviennent pas à se sortir. Il appelle ses coreligionnaires à abandonner les voies sans issue, et notamment le terrorisme qu’il ne manque jamais de dénoncer vigoureusement. Il invite les musulmans à copier les Occidentaux, les Juifs, les Chinois ou les Japonais, tous ceux qui ont su se servir de la science et des techniques pour asseoir leur puissance et leur développement. Dès son élection à la primature, il a donné à ses ministres des ordinateurs, afin de les pousser à la modernité.
Et puis il y a le style inimitable de Mahathir, qui combine l’agressivité, les contradictions et le pragmatisme. Pour ce qui est de l’agressivité, tout le monde se souvient de ses philippiques contre ce qu’il appelle les « Européens », en fait les Américains, les Australiens et les Néo-Zélandais, qu’il considère comme d’indécrottables impérialistes aux moeurs dépravées. En ouvrant le sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), le 16 octobre, il n’a pas failli à sa réputation et a appelé les musulmans à s’unir contre les Juifs qui « dirigent le monde par procuration, en obtenant que d’autres combattent et meurent à leur place ». Comme à son habitude, il mêle à cette charge une bonne dose d’admiration, expliquant que les Juifs ont pu survivre à deux mille ans de pogroms « non par un retour au passé, mais par l’intelligence » qui les a conduits « à inventer le socialisme, le communisme, les droits de l’homme et la démocratie » (lire l’intégralité du discours de Putrajaya en pp. 32-37).
En matière de contradictions, le Premier ministre de la Malaisie est imbattable. Il se veut fondamentaliste musulman, mais il pourchasse le parti islamiste de son pays. Il est farouchement antiaméricain, mais il a fait des États-Unis le premier client de la Malaisie et donne à la flotte US des facilités dans ses ports. Il vomit les spéculateurs et les financiers internationaux, mais il a ouvert grandes les portes de son économie aux investissements étrangers. Il fait preuve d’un nationalisme malaisien à toute épreuve, ce qui ne l’empêche pas de dénoncer ses frères comme « paresseux » et de reconnaître : « Si on faisait abstraction de la contribution des non-Malaisiens à notre économie, la Malaisie ne ferait pas beaucoup mieux que bien des pays africains pauvres. » Il dénonce l’emprise chinoise sur l’économie malaisienne, mais il cite les Chinois en exemple aux Malaisiens, etc.
Quant à son pragmatisme, il est impressionnant. Lorsqu’il voit que la ligne politique retenue risque de faire des dégâts, il n’hésite pas à en changer sans vergogne. En 1985, la crise économique lui fait assouplir spectaculairement la discrimination positive en faveur des Bumiputras, ce qui a pour effet de multiplier par dix les investissements étrangers. Il récidive au printemps 2003 quand il réalise que les capitaux prennent le chemin d’une Chine plus souple et meilleur marché : il réintroduit l’anglais dans l’enseignement scientifique et autorise les étrangers à détenir 100 % d’une entreprise malaisienne. Quand il comprend que sa politique a donné naissance à des oligarques qui mélangent allègrement la politique et les affaires, il limoge son ministre des Finances, qui s’est servi des fonds de pension publics pour acheter les actions en chute libre d’une société de téléphonie de l’un de ses amis. De même, il oblige son fils Mokhzani à céder les actions qu’il détient dans plusieurs entreprises bénéficiant de marchés publics.
Le bilan de Mahathir est sans conteste positif. Certes, il s’est comporté comme un despote en de nombreuses occasions, mais il revendique la tradition islamique du « despote bienveillant » pour légitimer le quadrillage de chaque village par son parti, comme naguère le Parti communiste dans le monde soviétique, ou faire passer la loi autorisant le gouvernement à interner n’importe quel opposant sans inculpation ni jugement et pour un temps indéterminé. Il faut, hélas ! passer aussi par pertes et profits la liberté d’une presse qu’il a soigneusement muselée, tout comme l’indépendance de la justice.
En contrepartie, il a enrichi son pays en faisant passer le Produit national brut de 12 milliards de dollars (à parité de pouvoir d’achat) en 1980 à 210 milliards. Grâce à son pari sur l’informatique et à sa politique de grands travaux – les plus hautes tours du monde Petronas (451,9 m), la ville nouvelle de Putrajaya, le Multimedia Super Corridor -, il a hissé la Malaisie dans la catégorie des pays émergents. Les Malaisiens contrôlent 23 % du capital des entreprises et composent avec les Chinois et les Indiens une vaste classe moyenne, 60 % des ménages possédant voiture, téléviseur et appareils électroménagers. À Kuala Lumpur, le tchador se porte avec un jean moulant, et les femmes sont ministre, directeur de la Banque centrale ou pilote de chasse.
Mahathir se contentera-t-il d’écrire ses Mémoires, comme il l’annonce ? C’est peu vraisemblable. On s’attend plutôt qu’il mette sa phénoménale énergie et son style provocateur au service d’un islam moderne qu’il enrage de ne pas voir prendre son essor dans le concert des nations. Quant à son pays, il coulera des jours sûrement plus calmes sous la sage direction d’Abdullah Ahmad Badawi, mais il lui faudra faire rentrer dans le rang les « cronies », ces politiciens-hommes d’affaires, qui nuisent à la réputation de la Malaisie : Kamalludin, le fils du futur Premier ministre, ne contrôle-t-il pas une entreprise de services à l’industrie pétrolière dont le cours des actions a été multiplié par cinq depuis son introduction en Bourse au mois de mai dernier ? Le Premier ministre change, pas les problèmes.

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