Habré bientôt jugé ?

Au nom de la loi « de compétence universelle », la justice belge souhaite contraindre l’ancien dictateur exilé à Dakar à répondre de ses crimes. Reste à obtenir le feu vert des autorités sénégalaises.

Publié le 31 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

« Hissein Habré n’a jamais été aussi près d’être traduit devant un tribunal, estime l’Américain Reed Brody, directeur adjoint de Human Rights Watch, la puissante organisation de défense des droits de l’homme. Pour la première fois depuis l’éclatement de l’affaire, en janvier 2000, tous les obstacles juridiques à son jugement sont levés. Et tous les protagonistes (le Sénégal, le Tchad et la Belgique) sont d’accord pour laisser la justice faire son travail. »
De fait, selon des sources proches du dossier, Daniel Fransen, le juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles, s’apprête à inculper l’ancien président tchadien (qui vit à Dakar depuis sa chute, en décembre 1990) et à lancer contre lui un mandat d’arrêt international. Un avocat dakarois membre du Comité international pour le jugement d’Hissein Habré n’exclut même pas que le juge Fransen transmette aux autorités sénégalaises une demande d’extradition.
L’immunité reconnue le 14 février 2002 aux chefs d’État et aux ministres par la Cour internationale de justice par le biais de « l’arrêt Abdoulaye Yérodia » (du nom d’un ancien ministre congolais des Affaires étrangères poursuivi en Belgique pour des actes commis dans l’exercice de ses fonctions) ne saurait s’appliquer à Habré. Dans une lettre adressée au juge Fransen, le 7 octobre 2002, Djimnain Koudji-Gaou, le ministre tchadien de la Justice, écrit en effet que « la Conférence nationale souveraine tenue à N’Djamena du 15 janvier au 7 avril 1993 avait officiellement levé toute immunité de juridiction [au profit de] M. Hissein Habré. Cette position a été confortée par la loi n° 010/PR/95 du 9 juin 1995 accordant l’amnistie aux détenus et exilés politiques et aux personnes en opposition armée, à l’exclusion de l’ex-président de la République […] et de ses complices. Dès lors, il est clair que M. Hissein Habré ne peut prétendre à une quelconque immunité de la part des autorités tchadiennes. »
La compétence de la justice belge à juger l’ancien dictateur est aujourd’hui établie. « Après une paralysie de dix-huit mois due aux controverses concernant la loi dite « de compétence universelle », estime Brody, la plainte contre Habré pour complicité de crimes contre l’humanité et faits de torture suit normalement son cours. » Déposée en novembre 2000 devant le tribunal de première instance de Bruxelles par dix-sept victimes, cette plainte a survécu à la modification de la loi de compétence universelle du 5 août 2003 (qui a, par exemple, conduit à l’extinction des poursuites contre Ariel Sharon, George H. Bush, Yasser Arafat, Laurent Gbagbo et quelques autres). La nouvelle version de la loi permet en effet d’engager des poursuites en Belgique dès lors que les victimes de crimes commis à l’étranger sont belges, ce qui est le cas dans l’affaire Habré : trois des plaignants sont des réfugiés politiques tchadiens qui avaient obtenu la nationalité belge au moment du dépôt de la plainte. Elle autorise en outre les tribunaux belges à juger de crimes qui ne peuvent l’être dans le pays ils ont été commis, comme c’est le cas au Tchad, où le code pénal, qui remonte à l’époque du président François Tombalbaye (dans les années soixante), ne retient pas le crime contre l’humanité.
Depuis plusieurs mois, Fransen s’efforce d’exploiter l’énorme masse de documents qu’il a recueillis lors de sa mission rogatoire internationale au Tchad, en février-mars 2002 : archives de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la redoutable police politique d’Habré ; dépositions de victimes, de témoins et d’anciens responsables de la DDS ; procès-verbaux des visites faites sur les lieux de détention utilisés à l’époque, les fosses communes et les locaux de la DDS.
Le doute persiste néanmoins quant à la volonté des autorités sénégalaises d’extrader l’ancien dictateur. Si Brody et Souleymane Guengueng, les chefs de file du Comité international pour le jugement d’Hissein Habré, qui ont été reçus à deux reprises par le président Wade (en 2000 et en 2002), restent confiants, certains s’inquiètent de l’évolution de l’attitude de Dakar. Aussitôt après son arrivée au pouvoir, en mars 2000, le chef de l’État sénégalais avait donné à Habré l’ordre de quitter le Sénégal.
Le 27 septembre 2001, il confie au journaliste suisse Pierre Hazan, réalisateur du documentaire La Traque des dictateurs : « J’étais prêt à envoyer Habré n’importe où, y compris dans son propre pays, mais Kofi Annan est intervenu pour que je [le] garde sur mon sol, le temps qu’une justice le réclame. […] Si un pays capable d’organiser un procès équitable – on parle de la Belgique – le réclame, je n’y verrai aucun obstacle. »
Pourtant, les choses sont restées en l’état. Sans doute Wade n’est-il pas resté insensible aux interventions des nombreux amis sénégalais d’Habré. On évoque, par exemple, le rôle joué par Me Madické Niang, qui cumula un temps les fonctions de conseiller juridique de Wade et d’avocat d’Habré, avant d’être nommé ministre de l’Habitat, en novembre 2002, puis de l’Énergie et des Mines, au mois d’août dernier. L’ancien dictateur, qui compterait, dit-on, d’autres soutiens dans l’entourage de Wade, s’est par ailleurs rendu à Tivaouane pour solliciter la protection du marabout Serigne Mansour Sy, le calife général de la confrérie tidiane. Certains de ses amis auraient même proposé au chef de l’État, dans l’hypothèse où celui-ci persisterait à vouloir l’extrader, de le remettre à l’Arabie saoudite, qui serait tout à fait disposée à l’accueillir.
Du coup, Idriss Déby, l’actuel numéro un tchadien, ne s’encombre plus de prudences diplomatiques : il reproche aux autorités sénégalaises leur refus d’extrader leur hôte et les arrestations, à l’aéroport de Dakar, de nombreux ressortissants tchadiens indûment soupçonnés de vouloir attenter à la sécurité d’Habré. Curieusement, il n’a jamais demandé à Wade de lui livrer son prédécesseur. Selon des sources concordantes, il souhaite par-dessus tout éviter la tenue d’un procès Habré au Tchad. Les organisations de défense des droits de l’homme n’en envisagent pas moins de réactiver les poursuites engagées contre les complices d’Habré restés au pays et s’apprêtent à publier une liste d’une cinquantaine de hauts fonctionnaires (préfets, commissaires de police, chefs de service, directeurs de cabinet ministériel, officiers supérieurs, directeurs généraux d’entreprises publiques, etc.) soupçonnés d’être impliqués dans les crimes de l’ex-dictateur.
Brody et Guengueng n’ont, quant à eux, nullement l’intention de relâcher leur pression. Fils de Juifs hongrois rescapés de l’Holocauste, le premier, qui est avocat, est surnommé le « tombeur de Pino-chet » : en 1999, c’est lui qui, avec quelques autres, est parvenu à convaincre la Chambre des lords britannique de retenir à Londres l’ancien dictateur chilien. Emprisonné dans des conditions atroces d’août 1988 à février 1991, le second (54 ans) est le fondateur et le vice-président de l’Association des victimes des crimes et de la répression politique au Tchad (AVCRP). Son combat contre l’injustice lui a valu un certain nombre d’avanies. Le 14 novembre 2002, par exemple, il a été licencié par son employeur, la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), une organisation intergouvernementale financée par la Banque mondiale et regroupant le Nigeria, le Niger, le Cameroun, la République centrafricaine et le Tchad. Motif : son militantisme est jugé incompatible avec le devoir de réserve requis d’un employé d’une institution internationale.
Désormais chômeur, il se réjouit d’avoir davantage de temps à consacrer à son combat. Le prix de défenseur des droits de l’homme que lui a décerné Human Rights Watch, le 16 octobre à Londres, l’a manifestement « dopé ».

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