Entre deux rives

La jeune romancière sénégalaise Fatou Diome est l’une des révélations de la rentrée littéraire française. Rencontre avec une femme libre.

Publié le 31 octobre 2003 Lecture : 7 minutes.

« Tout ce qui guide ma vie, c’est ma liberté. Je ne veux pas me sentir otage de qui que ce soit, ni de quoi que ce soit. » Fatou Diome ne rate pas une occasion de marteler ce credo. Ainsi, à 35 ans, elle a déjà vécu plusieurs vies. Elle en a d’ailleurs fait la matière de son recueil de nouvelles, La Préférence nationale, nourrie à 90 % de son vécu. Le livre, paru en 2001 chez Présence africaine, a été remarqué par Anne Carrière, qui a flairé le bon coup. Cela donné Le Ventre de l’Atlantique. Le roman puise moins dans la matière de sa vie. Mais au bout du compte, les deux livres cadrent parfaitement avec ce qu’elle raconte d’elle. Chez Ardisson et ailleurs. Fille de personne, elle est élevée par sa grand-mère Aminata dans la petite île de Niodior, au large du Sénégal. Désir farouche d’aller à l’école, de décoder les mystères de la langue française. Confiée par deux fois à des familles d’accueil, elle reviendra chez sa grand-mère avant d’être recueillie par son père. Mais les retrouvailles ne durent pas plus de six mois. C’est ainsi qu’à 16 ans elle fait ses bagages et « monte » à Dakar. Seule. Puis viennent l’amour et le mariage avec un coopérant français qui l’amène à Strasbourg en 1994. Un toubab ! Les gens de là-bas guettent le faux pas. De surcroît, la belle-famille alsacienne ne veut pas d’une petite Cunégonde qui se targue d’étudier et d’écrire. Le couple ne résiste pas. La descente aux enfers se poursuit après le divorce. Cendrillon retourne non pas « dans sa forêt » comme on le lui laisse entendre, mais à sa serpillière. Elle abat des heures de ménage tout en continuant ses études de lettres à la fac de Strasbourg. De tous ces combats, il est sorti une personnalité trempée dans l’acier. Et l’auteur du Ventre de l’Atlantique a troqué depuis ses galères contre un poste de chargée de cours à l’université de Strasbourg, de précieuses royalties et une selection dans la liste du prix Décembre.

Jeune Afrique/l’intelligent : Peut-on dire de votre littérature qu’elle est engagée ou récusez-vous le concept ?
Fatou Diome : Je ne le récuse pas forcément. Je trouve prétentieux de se bombarder porte-parole d’un peuple ou d’une cause. Certains lecteurs peuvent se reconnaître dans vos combats, et tant mieux si des filles qui galèrent s’identifient à moi, si mon expérience leur sert de moteur. Dans la vie, on a besoin d’un point de mire pour avancer.
J.A.I. : Votre écriture reste assez sociale. Vous utilisez le mot « combats »
F.D. : Oui, mais ce sont les miens. Mon écriture s’inscrit dans une quête personnelle. Quand j’écris, j’essaie d’analyser mes questions existentielles au plus près de mes
émotions et de ma vérité intérieure. Je n’obéis pas au politiquement correct ou à des thèmes imposés. Je suis le porte-parole de ceux qui me reconnaissent comme tel, mais je ne le dirai pas moi-même.
J.A.I. : Pourquoi ce besoin de puiser autant dans votre vécu ?
F.D. : C’est vrai pour mon recueil de nouvelles, autobiographique à 90 %. Mais moins pour ce roman. Là, j’ai utilisé des détails de ma propre existence, qui pouvaient nourrir la réflexion menée dans le livre. Mais ce n’est pas une autobiographie. Cela dit, l’écrivain se nourrit toujours de ce qu’il a en soi. Même pour décrire le bal des anguilles sur Mars, on part de quelque chose qu’on a au fond de soi-même.
J.A.I. : Quel regard portez-vous sur la France dans son rapport à ses immigrés ?
F.D. : Tout ce que j’en pense, le livre le dit. Et je l’assume de A à Z. Y compris ce que je dis sur l’Afrique. Pour que notre critique sur l’Occident soit valable, il faut être
capable de poser le même regard sur notre culture. Je ne suis payée ni par l’agence du tourisme sénégalais, ni par l’agence du tourisme français. Je suis donc libre de regarder et de dire : « Là, ça pue. » Pour s’en tenir à la France, on ne trouve pas d’immigrés ni leurs fils dans les hauts lieux où les grandes décisions se prennent. Il y en a de compétents, mais la plupart sont parqués dans des « cités-bétail ». Ou dans des petits boulots, souvent en dessous de leurs capacités professionnelles. Je suis restée six ans à faire le ménage avec un DEA en poche. On ne va pas me dire que c’est tout ce que je
savais faire.
J.A.I. : À votre avis, c’est lié au racisme ?
F.D. : Mon recueil de nouvelles, La Préférence nationale, parle pour moi.
J.A.I. : Il y a tout un débat en France sur le port du voile islamique à l’école. Pensez-vous que c’est un frein à l’intégration ?
F.D. : Je suis musulmane, et je ne porterai jamais le voile. Pour le reste, je suis pour la liberté de chacun. Personnellement, j’ai dû m’assumer très tôt, et ça m’a donné une liberté que d’autres n’ont pas. Je voudrais que les femmes aient la liberté de choisir. Qu’elles gardent la mainmise sur leur destin et ne se soumettent pas à une tradition, un oncle, un père, un frère, un monde où tous se croient autorisés à tracer ton destin à ta place. Pour ça, il faut apprendre à ces hommes que dans la tête des femmes, il y a un cerveau. On n’a pas besoin d’eux pour penser à notre place.
J.A.I. : Pensez-vous que ces femmes ont les moyens d’y arriver ?
F.D. : Les moyens, je n’en ai jamais eu. Mais je sais le courage pour y arriver. Ma grand-mère me disait : « Il faut avoir le courage de tes choix. » Autant dire accepter le risque. Je déteste la polygamie, mais si une femme l’accepte, c’est son choix. Mais si elle n’en veut pas, elle devrait avoir la liberté de refuser.
J.A.I. : Féministe ?
F.D. : Modérée. Les féministes camionneurs, ça m’énerve. Je n’ai aucune envie de chercher les mecs pour les tuer à coups de batte de baseball. De les écraser comme eux-mêmes le faisaient avec les femmes. Je plaide pour un respect mutuel. Un homme qui serait un chiffon sous mes pieds ne m’intéresse pas.
J.A.I. : Vous êtes-vous sentie doublement ostracisée en tant que femme là-bas et en tant que Noire ici ?
F.D. : Vous savez, je suis née par accident. Je suis une enfant dont personne, à part ma grand-mère, ne voulait. Je suis passée d’une famille d’accueil à une autre. Je me suis sentie rejetée par les miens. C’est important de le dire. Il n’y a pas que le racisme qui marginalise. Ça m’a donné une autre façon de penser et de vivre dans la société africaine, en marge de tout. Arrivée ici, j’étais déjà aguerrie.
J.A.I. : Ce rejet a-t-il joué un rôle dans votre désir d’écrire ?
F.D. : Me retrouver dans des familles d’accueil faisait de moi une étrangère. Quelqu’un qui n’a pas droit à la parole. Je gérais ma solitude en écrivant. Je racontais des petites histoires. C’était un moyen de me sentir vivante. Rien n’est pire que la sensation de ne rien produire. Mon itinéraire en tant qu’enfant importe peu. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, compte tenu de ce qu’a été ma vie, c’est « comment puis-je vivre malgré tout ? ». Les vengeances, le ressentiment, je n’y pense pas.
J.A.I. : Le fait d’être entre deux cultures explique cette structure narrative en va-et-vient du roman ?
F.D. : La forme compte beaucoup pour moi. Georges Lukacs dit que la forme romanesque est le reflet d’un monde disloqué. Le monde de l’exilé est foncièrement disloqué. J’ai adapté cette situation à la structure du roman. Le cadre géographique est mouvant. Mais l’histoire, la façon de la raconter, c’est un prétexte pour un travail sur la langue. Comme le dit Ernst Jünger, la langue porte une image du monde. Il faut dribbler avec les mots, changer de place, bouger, comme au foot.
J.A.I. : L’oralité féconde-t-elle cette écriture ?
F.D. : Vous savez, les proverbes et les contes, il suffit de savoir comment c’est fait pour en fabriquer soi-même. Les critiques littéraires y gagneront le jour où ils comprendront que les écrivains africains n’en sont plus là, à traduire des proverbes ou à répéter des contes de grand-mère. À côté de ça, dans mes écrits, il y a aussi des maximes de Montaigne, des réflexions de Rousseau. J’ai enseigné l’écriture de scénario à l’école de cinéma. J’essaie de faire vivre mes personnages et les décors que je plante.
J.A.I. : Comment vivez-vous le succès ?
F.D. : Je suis une fille très rangée. Et quoi qu’il arrive, je retourne dans ma tanière à Strasbourg, je retrouve mon ordinateur et la même sérénité d’esprit pour écrire. Je
n’oublie jamais qui je suis. Je ne sais pas ce que je peux faire, mais je sais ce que je ne veux pas faire. Je ne suis pas une esclave. Tout ce qui guide ma vie, c’est ma liberté. Et pour ça, je suis prête à tous les risques. J’aime bien parodier la réponse de Bernard Shaw, le Prix Nobel irlandais. Après qu’il eut reçu le Nobel, les gens n’arrêtaient pas de lui demander comment il le vivait. Il aurait dit : « Je ne sais pas si je mérite ce prix Nobel, mais je le prends. » Dans la vie, il y a plein de merde qui m’est tombée dessus, et je ne le méritais pas.

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