Littérature : qui sont les bêtes sauvages ?
Au moment où nous entrons dans une ère d’extinction massive, romans, documentaires, ouvrages scientifiques nous invitent à repenser notre rapport au monde animal et à revoir nos comportements.
C’est une scène d’horreur qui s’offre aux regards des soigneurs du zoo de Thoiry (Yvelines, France), ce 7 mars 2017, quand ils entrent dans l’enclos de Vince, un rhinocéros blanc âgé de quatre ans. Le portail, forcé, les avait mis en alerte, mais rien ne pouvait les préparer à ce qu’ils virent : le paisible animal abattu de trois balles de calibre 12 en pleine tête, sa corne tranchée à la tronçonneuse. Par miracle et étonnamment, ses deux congénères avaient été épargnés par les braconniers. Cinq ans plus tard, l’affaire devait se conclure par un non-lieu, et les malfaiteurs ne furent jamais retrouvés.
Ce sordide fait divers sert de point de départ au roman de Didier Desbrugères, Le monde est un bel endroit, qui comporte un ensemble de réflexions sur notre rapport au monde animal. Le premier chapitre raconte avec une précision cruelle l’expédition meurtrière des assassins du rhinocéros, quand le deuxième revient sur la découverte par sa soigneuse, Aurore, du cadavre mutilé. Ensuite, l’auteur nous entraîne en Namibie, à la rencontre de Silas, jeune père de famille qui rêve de monter sa propre agence de guide touristique : rendre visite aux Himbas, essayer d’apercevoir les « Big Five », observer les otaries se prélassant sur le sable, autant d’attractions que les touristes occidentaux adorent et pour lesquelles ils sont prêts à dépenser sans compter.
L’argent comme fil conducteur
Sauf que Silas va rencontrer son destin en la personne d’O Croco, ancien militaire personnifiant à peu près tout ce que le monde peut produire de pire. « En Afrique, il faut se servir soi-même, pense ce peu sympathique personnage. Si on veut vivre, il n’y a pas à hésiter, il faut prendre de ses propres mains. Faire comme les salopards en place. Mugabe et sa harpie, par exemple. D’abord sa gueule, c’est la règle. Les politicards sont des enfoirés de voleurs, corrompus jusqu’à la moelle. Les petits se font enfler, toujours. Pour eux, ils sont que dalle. Le peuple n’est rien. Ils se foutent du peuple. » Alors bien sûr O Croco est du genre à se servir, même dans un parc naturel comme celui d’Etosha. Il suffit d’appuyer sur la détente, après tout. La corne de rhinocéros se revend plus cher que l’or, à quelque 60 000 dollars le kilo !
Mon premier des droits de l’homme c’est d’être riche demain. Alors si le Parti crée l’environnement favorable pour que j’y arrive, je suis d’accord avec le parti !
Qui peut bien s’intéresser à cet amas de kératine, cette même matière qui compose nos ongles ? La réponse est bien connue et Didier Desbrugères nous entraîne par la suite en Asie, plus précisément au Vietnam, à la rencontre d’un jeune promoteur immobilier aux dents longues, Dat. Lequel achète de petites parcelles à bas prix pour les détruire et reconstruire par-dessus des immeubles de standing. « Dat se fiche de la politique », écrit l’auteur. « Mon premier des droits de l’homme c’est d’être riche demain. Alors si le Parti crée l’environnement favorable pour que j’y arrive, je suis d’accord avec le parti », clame à qui veut l’entendre un architecte de ses amis.
Doté d’une belle voiture et d’une femme sublime, Dat cherche un nouveau trophée pour épater la galerie… Et même si lui ne croit guère aux vertus aphrodisiaques, médicinales ou autres prêtées à la corne de rhinocéros, il est déterminé à débourser l’argent qu’il faudra pour en mettre plein la vue aux sommités qu’il entend impressionner.
Interroger nos rapports au monde animal
On l’aura compris, les trois histoires vont, d’une certaine manière, se recouper. Et en dépit d’une prose parfois bavarde, Didier Desbrugères développe avec sensibilité différents thèmes autour des relations que nous entretenons avec les animaux. Il ne s’agit pas seulement de plaider en faveur des espèces en voie de disparition comme les rhinocéros ou les éléphants, mais de disséquer nos attitudes envers les bêtes : fascination, répulsion, mépris, manipulation, utilisation, consommation… Si les braconniers pourraient être les méchants désignés du roman, ils ne sont pas que cela : ce sont aussi des hommes qui essaient de survivre en se glissant dans un marché régulé par l’offre et la demande. Quant à l’héroïne, Aurore, elle a beau aimer les gros mammifères qu’elle nourrit et soigne, elle officie dans un zoo où ils n’ont guère d’espace pour vivre. Et si l’on s’intéresse à la Namibie, comment comprendre ces réserves naturelles préservées pour le divertissement de riches touristes, tandis que certaines populations, autour, se voient privées de sources de protéines ?
Pendant longtemps, la faune sauvage africaine s’est trouvée réduite à une série de clichés dignes de Walt Disney : rois lions arpentant la savane, élégantes silhouettes de girafes sur fond de soleil couchant, acacias et, caché dans quelque fourré ou mare boueuse, serpents perfides et crocodile affamés. Autant d’images désuètes gorgées de fantasmes trop humains. Depuis quelques années, la perception même du monde animal évolue, et même les romanciers, sans crainte de basculer parfois dans l’anthropomorphisme, ne se gênent plus pour se glisser sous la peau des bêtes sauvages afin de leur permettre d’exprimer, d’une certaine manière, leur point de vue. Elles n’ont pas la parole, il faut la leur donner.
Un être qui a voix au chapitre
C’est ce que fait Colin Niel qui, dans son roman Entre fauves, prête sa voix à un ours des Pyrénées, Canellitto, et à un lion de Namibie, Charles. L’intrigue, complexe, suit les trajectoires d’un gardien de parc national français, d’un jeune Himba et d’une jeune femme passionnée de chasse à l’arc. Comme Desbrugères, Niel multiplie les points de vue, sans ignorer ceux des animaux. Il décortique les tenants et les aboutissants des principes de protection de la nature, explore la place de l’animal dans l’imaginaire et les comportements humaines, examine les fantasmes occidentaux sur les fameux « Big Five »…
Plus récemment, la romancière indo-américaine Tania James a livré avec D’ivoire et de sang un beau roman fonctionnant lui aussi sur ce principe. Comme les baleines dans la mer, les éléphants comptent parmi les mammifères les plus aptes à susciter l’émotion du public occidental – et parfois une certaine colère des populations d’Asie ou d’Afrique, qui voient en cet herbivore une menace permanente pour les cultures. Avec habileté, Tania James diversifie elle aussi les points de vue : celui du braconnier pauvre qui a tout intérêt à s’emparer d’un maximum de défenses en ivoire, ceux des gardiens de l’Office des forêt, plus ou moins honnêtes, plus ou moins corrompus, ceux des vétérinaires qui recueillent les éléphanteaux dont les parents ont été abattus, ceux des Occidentaux venus tourner un film sur la protection des pachydermes… Et surtout celui d’un éléphant traumatisé par la mort de sa mère et devenu une vraie menace pour les populations qui lui ont donné le surnom de « fossoyeur ». Là encore, l’auteur considère l’animal comme un personnage qui a voix au chapitre, au même titre que les autres.
Conscience écologique
Cette tendance n’est pas anodine et sans doute peut-elle s’expliquer par une conscience écologique qui ne cesse de se développer dans un monde que l’humain contribue à détruire chaque jour une peu plus : une sixième extinction de masse est régulièrement évoquée, dont on sait qu’elle peut aussi avoir des conséquences graves sur notre propre survie. Bien sûr, les communauté végétariennes ou véganes sont connues pour porter le combat d’un plus grand respect vis-à-vis des animaux, et les découvertes du monde scientifique sur la perception et les comportements animaux se diffusent peu à peu, que ce soit dans certaines productions documentaires (La sagesse de la pieuvre, de Pippa Ehrlich et James Reed) ou dans de très sérieuses publications.
Si notre espèce en partage avec d’autres certaines modalités sensorielles, elle est incapable de développer les perceptions qui sont l’apanage de beaucoup d’animaux
Connues pour leurs guides naturalistes, les éditions Delachaux et Niestlé ont publié récemment deux titres allant dans ce sens : Les portes de la perception animale, de Benoît Grison et Un Tanguy chez les hyènes, 30 comportements surprenants des animaux, de François Verheggen. Le premier titre nous plonge dans les univers perceptifs de « nombreux animaux – univers qui n’ont parfois rien à voir avec le nôtre – et nous rappelle notre juste place ». « De tels univers perceptifs rendent manifeste notre incapacité à accéder à maints aspects du réel par l’intermédiaire de nos sens, écrit Benoit Grison en introduction de son ouvrage. Si notre espèce en partage avec d’autres un certain nombre de modalités sensorielles, elle est incapable de développer les perceptions qui sont l’apanage de beaucoup d’animaux. C’est là une illustration parfaite du fait qu’Homo sapiens ne saurait être considéré comme le “sommet de l’évolution” – une notion scientifiquement absurde ! »
Des bêtes, nous avons encore beaucoup à apprendre
De plus en plus souvent, artistes, romanciers, scientifiques, militants invitent au pas de côté pour, sinon sortir de l’anthropocène, au moins tenter de retrouver un meilleur équilibre entre l’espèce la plus envahissante au monde et toutes celles qui subissent sa présence. Des bêtes, nous avons encore beaucoup à apprendre. « Sur le plan scientifique, l’étude des multiples modalités sensorielles vient à l’appui de la théorie de la cognition incarnée, développée depuis la fin des années 1980 en neurosciences et psychologie animale, écrit encore Benoit Grison. Selon cette dernière, les sens, le système nerveux périphérique, interviennent de façon tout aussi décisive que les centres nerveux supérieurs dans les processus cognitifs : l’animal “pense” avec tout son corps, en interaction avec l’environnement. Au sein du fleuve de la vie, l’intelligence, la conscience et la perception s’élaborent de concert. » Peut-être est-il temps pour nous de réapprendre à penser, dans ce bel endroit qu’est (encore) le monde.
Un Tanguy chez les Hyènes, 30 comportements surprenants des animaux, de François Verheggen, illustré par Stéphane Deprée, Delachaux et Niestlé, 194 pages, 22,90 euros.
Les portes de la perception animale, de Benoit Grison, illustré par Arnaud Rafaellan, Delachaux et Niestlé, 194 pages, 22,90 euros.
D’ivoire et de sang, Tania James, traduit par Brice Matthieussent, Rue de l’Échiquier, 266 pages, 22 euros.
Le monde est un bel endroit, Didier Desbrugères, Une heure en été, 438 pages, 22 euros.
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