L’Europe si loin, si proche

Après dix-huit ans d’attente, les négociations d’adhésion à l’UE devaient s’ouvrir le 3 octobre. En dépit d’ultimes résistances.

Publié le 3 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

Sauf coup de théâtre, la Turquie, cette éternelle candidate, pourrait enfin intégrer l’Union européenne au terme d’un processus de dix ou quinze ans. Les négociations d’adhésion que, lors du sommet de Bruxelles, en décembre 2004, les États membres lui avaient laissé espérer devaient en principe s’ouvrir le 3 octobre à Luxembourg. Elles ont été précédées par d’intenses tractations, elles-mêmes précédées, depuis près de trois ans, par le forcing diplomatique et l’engagement personnel du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui a misé tout son avenir politique sur ce grand projet.
Mais à trois jours de la date fatidique, alors qu’Ankara bénéficiait de l’appui sans faille de la Grande-Bretagne, qui assure la présidence tournante de l’UE, et que les derniers États réticents (la République de Chypre et la France) avaient été neutralisés, l’Autriche menaçait de tout faire capoter. Elle insistait encore pour qu’une « solution alternative » à l’adhésion soit mentionnée : un affront pour la Turquie, qui menaçait de claquer la porte. Vienne tentait, parallèlement, de faire avancer la candidature de son alliée la Croatie. Ultimes marchandages ou échec sur le fil ?
Quoi qu’il en soit, si les faux prétextes ne manquent pas, les vrais problèmes demeurent. Depuis le dépôt de la candidature turque, en 1987, le poids démographique (72 millions d’habitants), le retard socio-économique et les différences culturelles de ce pays à plus de 90 % musulman font frémir de nombreux Européens. Parfois à juste titre. Au-delà des fantasmes et des préjugés, force est en effet de reconnaître qu’il prête souvent le flanc à la critique, ne serait-ce qu’en raison de ses accès récurrents de fièvre ultranationaliste.
L’adhésion n’est de toute façon pas définitivement acquise. Tirant les leçons de ses élargissements successifs, l’UE prend désormais bien soin de préciser que les négociations sont susceptibles d’être interrompues « à tout moment ». Une disposition dont la Turquie soupçonne qu’elle a été « inventée » à son intention par ceux qui persistent à vouloir faire de l’Europe un « club chrétien ». Enfin, les autorités turques vont devoir donner des gages. Il leur faudra poursuivre les réformes économiques, bien sûr, mais aussi s’employer à démocratiser en profondeur le pays et ne plus se contenter de mesures en trompe l’oeil. L’application de son nouveau code pénal (encore contesté sur plusieurs points), le degré d’indépendance de la justice et le sort réservé aux cultures et aux religions minoritaires constitueront autant de tests.
La Turquie devra aussi reconnaître la République de Chypre. On sait que la partie méridionale de cette île divisée depuis 1974 est devenue membre de l’UE en mai 2004, alors que la République turque de Chypre du Nord, soutenue par Ankara, n’a jamais été internationalement reconnue. Pour les Turcs, la couleuvre est d’autant plus dure à avaler qu’en avril 2004 ils s’étaient ralliés au plan de réunification mis au point par Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, alors que les Chypriotes grecs s’étaient employés à le torpiller. Si aucune échéance précise n’a été fixée pour cette reconnaissance, la France a obtenu qu’un « bilan d’étape » soit dressé en 2006, afin de s’assurer que la Turquie a étendu à Nicosie l’accord d’union douanière qui la lie à l’UE depuis 1996. Pour l’heure, Ankara campe sur ses positions : pas question de reconnaître la République de Chypre tant qu’une solution globale n’aura pas été trouvée (voir J.A.I. n° 2333). Son refus, bien compréhensible, d’être la seule à devoir faire des concessions et la mauvaise foi des Européens compliqueront à coup sûr, dès 2006, le processus de négociations.
Ce processus n’est pas à sens unique. La Turquie entend certes tirer profit de son adhésion à l’UE, mais elle peut, en retour, lui apporter beaucoup, grâce à sa situation géostratégique, son dynamisme économique (8,9 % de croissance en 2004) et son vaste marché intérieur. Sans oublier, comme le rappelle Joschka Fischer, le futur ex-ministre allemand des Affaires étrangères, qu’elle peut être appelée à jouer « un rôle central » dans la sécurité européenne. Et donner l’exemple d’une « harmonisation entre l’islam et la démocratie ».
« Un pont entre les civilisations… » Depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’image a beaucoup servi. Candides ou opportunistes, les Occidentaux paraissent redécouvrir la Turquie. Et les Turcs en jouent. Ils savent qu’ils ont choisi leur voie il y a longtemps et se sentent plus à l’aise avec leurs alliés américains et israéliens (malgré les frictions dues à la guerre en Irak), avec l’Otan (dont ils sont membres depuis 1952) et avec l’Europe qu’avec les pays musulmans et/ou moyen-orientaux. Même si leur pragmatisme politique et leur sens des affaires les ont conduits à quelques rééquilibrages…
Dès 1923, en effet, Mustafa Kemal (Atatürk) fondait sur les décombres de l’Empire ottoman une république moderne tournée vers l’Occident. Sous l’impulsion de cet autocrate éclairé et souvent visionnaire, une centralisation de type jacobin a été mise en place et une laïcité à la française instaurée. On lui doit aussi l’adoption du calendrier grégorien et de l’alphabet latin, ainsi que l’émancipation des femmes, à qui, dès 1934, il octroya le droit de vote.
Il est certes arrivé que la Turquie s’éloigne de l’Europe : crises politiques et coups d’État militaires à répétition, violations des droits de l’homme, refus de reconnaître l’identité des minorités… Sans parler de la terrible guerre menée contre les « séparatistes » kurdes entre 1984 et 1999 (36 000 morts) dans le sud-est du pays, ou de la négation du massacre des Arméniens par le gouvernement Jeune Turc, en 1915, qu’elle s’est longtemps obstinée à qualifier de « prétendu génocide » avant de donner quelques (très timides, certes) signes d’ouverture. Le simple fait qu’une conférence internationale sur la « question arménienne » ait pu se tenir à Istanbul, du 23 au 25 septembre, malgré le recours en justice d’un carré d’irréductibles, laisse espérer un apaisement de la querelle d’ici à quelques années.
La Turquie en est capable. N’a-t-elle pas donné de multiples gages de sa volonté de s’arrimer à l’Europe ? D’abord, dans les années 1980, en libéralisant son économie. Puis, sous les gouvernements de Bülent Ecevit et d’Erdogan, en adoptant une série de réformes démocratiques : abolition de la peine de mort, diminution du rôle de l’armée dans les institutions (au moins en apparence), allègement des restrictions à l’usage de la langue kurde, abandon du recours « systématique » à la torture, en dépit d’abus persistants…
Vainqueur des législatives de novembre 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP), issu de la mouvance islamiste, continue de susciter la méfiance de « l’État profond » (l’institution militaire, la haute administration et la justice). Erdogan n’en mène pas moins une politique conservatrice de centre-droit. Il se conforme au programme du Fonds monétaire international, venu à la rescousse lors de la crise économique de 2001, et n’a pas remis en cause le principe de laïcité.
Mieux, les « démocrates-musulmans » de l’AKP se sont faits les chantres de la candidature à l’UE. Depuis trois ans, le très dévot et taciturne Erdogan s’est « frotté » au monde extérieur, multipliant les voyages à l’étranger, cultivant l’amitié de l’Italien Silvio Berlusconi ou du Grec Costas Caramanlis. Et il a jeté toutes ses forces dans la bataille pour l’obtention d’une date d’ouverture des négociations. Sans doute l’a-t-il fait par réalisme, pour se protéger des foudres de l’état-major, mais pas seulement. Le développement économique s’accompagne en effet de profondes mutations sociales dont l’AKP se fait à la fois le vecteur et l’écho. La classe moyenne gagne du terrain, une bourgeoisie anatolienne est née, bien décidée à profiter de l’expansion pour s’enrichir. Le pays se transforme à vue d’oeil. Dynamiques, courageux et travailleurs, les Turcs croient en leur bonne étoile. Avec ou sans l’Union européenne.

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