Le tigre celtique

Contrairement à ce que l’on croit, le spectaculaire bond en avant du pays n’est pas seulement le fruit de l’aide européenne. Démonstration.

Publié le 3 octobre 2005 Lecture : 5 minutes.

Depuis plus de cinq ans, les parallélismes de choc pour illustrer ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le « miracle irlandais » fleurissent autant que les trèfles, l’emblème du pays, dans sa campagne : confetti du Tiers Monde échoué à l’ouest de la Grande-Bretagne à son entrée dans l’Europe en 1973 et deuxième PIB par habitant de l’Union en 2002 ; zone rurale en déshérence encore en proie à une famine meurtrière (1,5 million de morts) au beau milieu du siècle de la révolution industrielle et aujourd’hui premier exportateur mondial de logiciels ; hier terre désertée par des centaines de milliers d’habitants pour les horizons de la côte est des États-Unis et désormais tête de pont privilégiée des multinationales.
Mais cette réussite, qu’attestent un taux de chômage très bas, à 4,5 % en 2004, et une croissance du PIB de plus de 6 % en 2000 et prévue à 5,2 % pour 2005, n’a rien d’un miracle. Pour certains, ses causes sont à chercher du côté des aides européennes. À son entrée dans l’Union, ce pays, décrit à l’époque comme « l’homme malade de l’Europe » et aujourd’hui surnommé le « tigre celtique » en référence aux tigres asiatiques des années 1980 (Thaïlande, Indonésie, Malaisie), a effectivement largement bénéficié des fonds structurels et de la politique agricole commune, au point de susciter quelques jalousies chez ses voisins. Mais pour Dominique Causse, conseiller à la mission économique française à Dublin, cette assistance n’a rien eu de déterminant : « Je ne pense pas que ce soit un élément fondamental, explique-t-il. S’il y avait eu une aide zéro, l’Irlande aurait tout de même réussi, certes un peu moins vite. »
Selon Dominique Causse, l’essentiel réside dans le volontarisme des pouvoirs publics. Face à la situation encore alarmante du pays au milieu des années 1980, avec un PIB par habitant à 63 % de la moyenne européenne et un taux de chômage tournant autour de 17 %, ils choisissent de mener une politique d’austérité durable, caractérisée par une baisse des impôts et des dépenses publiques. De leur côté, les syndicats font eux aussi preuve de patience : ils acceptent de lier la hausse des salaires aux gains de productivité. « Pendant cinq ans, ça a été plus mal avant d’aller mieux, explique Dominique Causse. Et malgré les alternances de gouvernement, il n’y a pas eu de changement de cap. »
Constance de la politique économique nationale et consensus social : deux éléments qui constituent un cadre rassurant pour les investisseurs. L’Irlande est alors d’autant plus attractive qu’à partir de 1983 l’impôt sur les bénéfices des sociétés est de 10 % (aujourd’hui à 12,5 %), alors que la moyenne européenne se situe à 20 %. Forte de cette compétitivité à l’échelle européenne et d’une main-d’oeuvre qualifiée (grâce à la gratuité de l’enseignement secondaire, instaurée en 1960), l’Irlande choisit de cibler ses investisseurs en se spécialisant dans des secteurs à forte valeur ajoutée : biotechnologies, électronique, technologies de l’information et de la communication (TIC), services financiers… Utilisant ses liens étroits avec les États-Unis (40 millions d’Américains prétendent avoir des origines irlandaises), alors en quête d’une base industrielle en Europe, l’Eire (le nom gaélique de l’Irlande) devient la terre d’accueil de multinationales comme Microsoft, Dell, Apple Computer, General Electric, Intel…
Les résultats sont là : en 2003, « l’île verte » occupe la septième place dans le classement mondial des pays destinataires d’investissements directs étrangers (IDE). Les États-Unis y comptent 500 filiales, le Royaume-Uni 160 et la France 125. Inexistant au début des années 1980, le secteur des biotechnologies emploie plus de 4 000 salariés en 2004. L’électronique, dont la productivité a augmenté de 44 % entre 2000 et 2003, en compte 50 000 en 2004, contre 13 000 en 1990. Ramenés à la petite taille du marché – le pays compte seulement 4 millions d’habitants -, ces chiffres semblent démesurés. Mais en réalité, l’Irlande vend à l’étranger la majeure partie de sa production, les exportations représentant, en 2004, 83 % du PIB.
Côté emploi, la main-d’oeuvre s’est adaptée aux besoins des entreprises par le biais de formations adéquates. Résultat : le chômage a considérablement diminué. Le pays, qui a connu une longue tradition d’émigration, accueille désormais les travailleurs étrangers (à raison de 45 000 par an ces douze prochaines années, selon des prévisions) et son solde migratoire est devenu positif. Le niveau de vie augmente lui aussi : rien qu’entre 1994 et 1997, le revenu moyen par foyer a progressé de 22 %. Conséquence logique, mais toutefois surprenante car à mille lieues de ce qu’était l’Irlande il y a tout juste vingt ans, le coût de la vie à Dublin est plus élevé qu’à Londres ou à New York ! « Tout est un peu plus cher en Irlande qu’ailleurs », résume Dominique Causse, citant l’exemple du gaz, dont le prix vient d’augmenter soudainement de 25 %.
La carte postale serait radieuse si quelques nuages ne venaient s’y glisser. Les moins de 25 ans ont beau représenter 38 % de la population, l’Irlande a beau être désormais une terre d’immigration (on compte 200 000 travailleurs étrangers, dont 50 000 Chinois), le marché de l’emploi est sous tension. Le tigre manque de bras ! D’où une augmentation des salaires, qui, en dépit du bas niveau des charges sociales, peut devenir dissuasive pour les investisseurs. D’autant que des nouveaux entrants dans l’Union européenne (UE), comme la Pologne, offrent des coûts de main-d’oeuvre inférieurs à ceux de l’Irlande. Mais en matière de fiscalité, le pays est assurément le plus compétitif d’Europe : même la Slovaquie et la Pologne, avec un taux d’impôt sur les bénéfices de 19 % en 2004, font moins bien ! Fruit d’une recette politique et économique, et non d’un miracle, la réussite du tigre celtique n’est pas reproductible ailleurs sans cet indispensable atout fiscal.
L’Irlande n’a donc pas trop à craindre des nouveaux pays membres de l’UE. D’ailleurs, les conclusions rendues récemment par le FMI et l’OCDE quant à son avenir sont optimistes, mais insistent sur deux conditions pour que le pays reste un modèle : préserver la compétitivité des coûts et donner la priorité aux infrastructures et aux services publics, délaissés jusqu’à maintenant pour diminuer les dépenses. « Ils sont passés de la troisième à la première division, mais ils continuent de jouer dans leur vieux stade en bois », ironise Dominique Causse, faisant référence au rugby, sport national roi. Le tigre doit donc encore transformer l’essai.

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