Zemmour, le symptôme de notre défaite intellectuelle
En 2022, la campagne présidentielle met en scène des visions du monde totalement opposées et confirme l’enracinement des thèses d’extrême droite.
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Mohamed Tozy
Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).
Publié le 6 mars 2022 Lecture : 5 minutes.
Diversité, une hypocrisie française
Contrairement aux fantasmes de la nouvelle doxa populiste, non seulement la part des étrangers et des citoyens issus de l’immigration dans la population française est loin d’être élevée, mais leur représentativité ne correspond même pas à leur poids. État des lieux.
La campagne présidentielle française offre une belle opportunité d’esquisser une sorte de radioscopie du champ politique et de l’évolution de la société. Elle permet non seulement de faire état des offres de projet de société en compétition, mais aussi des conditions de production et de réception des idées qui les portent.
Les élections de 2017, marquées par le retrait du président en exercice François Hollande, et l’irruption peu surprenante d’un enfant du sérail Emmanuel Macron, n’ont pas donné lieu à un duel autour des visions de la société. La faiblesse de la challengeuse et l’explosion de la droite traditionnelle après le scandale impliquant François Fillon quelques semaines à peine avant l’échéance, ont débouché sur un scrutin sans surprise.
Paysage politique fracturé
La campagne de 2022 est autrement intéressante. Elle donne à voir un champ politique en mutation. L’arrivée d’Éric Zemmour, la quasi-disparition du Parti socialiste, l’effritement de la droite traditionnelle, l’incapacité de la gauche à se renouveler ont déplacé les lignes et brouillé les repères. Le paysage politique a rarement été aussi fracturé et les Français n’ont jamais été aussi incertains de leur vote : 30 % des électeurs ont déjà changé d’avis au cours des deux derniers mois, note une étude du Cevipof. Sans compter le taux d’abstention qui pourrait continuer à monter.
L’une des attractions de ces élections est l’arrivée du candidat Zemmour. L’homme qu’il est par ses origines et sa trajectoire, les idées qu’il porte, les caractéristiques sociologiques de ses clientèles, le feuilleton de sa mise en orbite qui associe média populaire et maison d’édition, sont pleins d’enseignements. Ils sont les symptômes d’une crise profonde de la société française, et au-delà.
La banalisation de certaines idées s’appuie sur l’expérience trumpienne de mobilisation des complotistes
Il est presque inutile de s’arrêter sur ses outrances, approximations et autres provocations, sur la vacuité de ses idées en matière d’économie, sur les contre-vérités historiques, de Clovis à Pétain, assénées avec aplomb et dénoncées en son temps par un collectif d’historiens dans une publication aux allures de tract érudit publiée chez Gallimard. Sans être exhaustif, la question importante me semble être la suivante : de quoi la personne de Zemmour est-elle le symptôme ?
La banalisation de certaines idées procède d’une stratégie toute gramscienne, centrée sur le concept d’hégémonie intellectuelle : il s’agit de conquérir les esprits avant les urnes. Cette banalisation s’appuie aussi sur l’expérience trumpienne de mobilisation des complotistes en tout genre et de leur quête de vérités alternatives. Les idées d’extrême droite sont chaque jour plus présentes à la télévision, sur la Toile ou dans la presse, jusqu’à dominer le débat public et s’imposer au sein de la droite, et parfois même au-delà. C’est l’aboutissement d’une stratégie pensée de longue date.
Un modèle français à bout de souffle
Le phénomène Zemmour nous dit aussi beaucoup de la crise institutionnelle que traverse le système politique, au-delà des problèmes que connaissent aujourd’hui les démocraties libérales. Il est le signe de l’essoufflement d’une forme dégradée du présidentialisme à la française, régime exceptionnel dans le paysage européen et dont la légitimité ne provenait que de son incarnation par des présidents d’exception.
Zemmour est le symptôme de l’incapacité d’une génération à retrouver les bases du raisonnement cartésien
Le raccourcissement des mandats et la concomitance des élections présidentielle et législative ont accentué le présidentialisme, déjà raffermi par le suffrage universel direct, en asséchant les articles 19 et 20 sur le rôle du Premier ministre et du Parlement. Les effets d’une tentation monarchiste dénoncée en son temps par Maurice Duverger en ont été renforcés. Zemmour est peut-être surtout le symptôme de notre défaite intellectuelle, de l’incapacité d’une génération à retrouver les bases du raisonnement cartésien et de l’appétence pour la complexité qui fait la spécificité de notre héritage intellectuel.
L’état de nos débats entre de façon étonnante – et inquiétante – en résonance avec les propos lumineux et sans concession de Marc Bloch dans L’Étrange défaite (Société des Éditions Franc-Tireur, Paris, 1946), quand il écrit à la page 91 : « Pour pouvoir être vainqueurs, n’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter de connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides ? Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ? Rien en vérité. Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel le pire crime de nos prétendus démocrates. »
Provincialisme rétrograde
Quand la présidentielle s’accompagne de soupçons à l’encontre des sciences sociales supposées « engagées » et « contaminées » par des idées venues « du monde anglo-saxon », le syndrome du village gaulois n’est pas loin et notre universalisme prend les allures d’un provincialisme rétrograde.
L’arrogance s’est substituée à la connaissance chez une partie de la classe politique
Les siècles obscurs de la Grèce antique nous rappellent que les sociétés peuvent désapprendre et que les acquis ne sont pas éternels. Les catastrophes arrivent quand on ne se rend pas compte de son ignorance. Les indicateurs de notre défaite intellectuelle sont nombreux. Ils s’incarnent dans l’incapacité à maintenir des principes obtenus de haute lutte, comme la liberté de publier et d’informer face aux ambitions politiques et aux intérêts économiques relayés par des groupes de presse hégémoniques qui donnent un crédit aux déclarations outrageuses d’un Zemmour.
Ils s’incarnent également dans l’incapacité des diplomates à reconduire le savoir-faire des virtuoses d’un orientalisme éclairé à la française ou à dénouer des crises avec des pays qui nous sont acquis. Se faire expulser d’Alger ou de Bamako, être ostracisé à Rabat ou à Beyrouth nous dit que l’arrogance s’est substituée à la connaissance chez une partie de la classe politique, qui banalise les propos indignes d’un Zemmour sur le Maghreb ou l’Afrique subsaharienne
Quand Zemmour prépare la guerre des races, il ne fait que dire très haut ce que pense une partie des élites
Quand Zemmour entretient l’amalgame entre islam et islamisme, prépare la guerre des races, dénonce le grand remplacement et met au centre des débats les questions sécuritaires et identitaires, il ne fait que dire très haut ce que pense une partie des élites politiques et intellectuelles et rendre compte d’un état d’ignorance généralisée qui touche en premier les faiseurs d’opinion. La naturalisation de certaines idées du sens commun par les médias, mais aussi par une partie de la recherche en sciences sociales qui n’est plus maîtresse de ses énoncés et dont les cahiers de charge sont définis par des donneurs d’ordre non scientifiques, est loin d’être un facteur marginal qui participe à cette impression de déclin et de déclassement.
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Diversité, une hypocrisie française
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