Le point de rupture

L’Arabie saoudite peut-elle encore, comme elle le prétend, ouvrir les vannes au gré de la demande mondiale ? Ou a-t-elle atteint, comme l’affirment certains experts, son pic de production ? Enquête.

Publié le 3 octobre 2005 Lecture : 17 minutes.

Retombés récemment, les cours du pétrole ont culminé, au cours des dernières semaines, autour de 70 dollars le baril. Cette envolée a plusieurs explications : la volatilité traditionnelle du marché pétrolier, les séquelles de l’ouragan Katrina, les incertitudes qui pèsent sur les réserves irakiennes et iraniennes, la guerre civile persistante en Irak… Mais beaucoup d’experts pensent aujourd’hui que la crise est plus profonde. Chevron, la deuxième compagnie pétrolière américaine, fait ainsi une campagne sur le thème The Era of Easy Oil is Over. Ce qu’on peut traduire par : « Fini le pétrole à gogo ! » Et, dans le même état d’esprit, un spécialiste des problèmes énergétiques, Matthew Simmons, a publié, cet été, un livre qui a fait beaucoup de bruit, Twilight in the Desert : The Coming Saudi Oil Shock and the World Economy (« Crépuscule dans le désert : la menace de choc pétrolier en Arabie saoudite et l’économie mondiale »). Son pessimisme est-il fondé ou excessif ? Le royaume est depuis des décennies la « banque centrale » du pétrole : il ouvre et ferme les vannes selon les besoins. Mais pourra-t-il régler la crise qui s’annonce ? La réponse est un secret d’État. Collaborateur au New York Times, le journaliste américain Peter Maass est allé voir sur place pour tenter d’en savoir plus. Derrière la langue de bois officielle, il a recueilli l’avis des meilleurs connaisseurs. Voici son récit, très éclairant.

Bien que le pétrole à plus de 60 dollars le baril n’ait pas encore entraîné une récession mondiale, cette possibilité n’est pas exclue : il peut falloir un certain temps pour que des prix élevés aient un impact ruineux. Et plus les prix dépasseront 60 dollars, plus la récession sera probable.
Des prix élevés du pétrole sont inflationnistes : ils augmentent le coût de presque tout – de l’essence au kérosène, des matières plastiques aux engrais. Conséquence : les gens achètent moins et se déplacent moins, ce qui provoque un ralentissement de l’activité. Ainsi, après une brève embellie pour les producteurs, la récession et la baisse de régime d’économies naguère voraces en or noir entraîneraient une chute des prix du pétrole.
Les prix ont déjà chuté il n’y a pas si longtemps : en 1998, ils sont tombés à 10 dollars le baril après une augmentation inopportune de la production de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) et une chute de la demande en Asie. L’Arabie saoudite et les autres membres de l’Opep ont alors connu des jours difficiles : compte tenu de l’inflation, le pétrole était à son prix le plus bas depuis la création du cartel et menaçait de susciter des troubles parmi les chômeurs des pays de l’Opep. « Les Saoudiens sont très heureux d’un pétrole à 55 dollars le baril, mais en même temps ils s’inquiètent, me disait un diplomate occidental à Riyad en mai. Ils ne savent pas où se situe le niveau magique. Est-ce 65 dollars ? Ou bien 75 ou 80 ? Ils ne veulent pas le savoir parce qu’une réaction en chaîne pourrait provoquer un nouvel effondrement. »
Les prix élevés ont un autre inconvénient pour les producteurs. Quand le brut coûte 10 ou même 30 dollars le baril, les énergies de remplacement reviennent à des prix prohibitifs. Ainsi, le Canada possède de vastes quantités de sables bitumeux dont on peut tirer du pétrole lourd, mais le prix de revient est très élevé. Pourtant, ces sables bitumeux et d’autres produits de substitution comme le bioéthanol, le combustible à hydrogène ou le combustible liquide tiré du gaz naturel ou du charbon deviennent économiquement viables si le cours du baril dépasse, disons, 40 dollars ou plus, surtout si les gouvernements poussent à la consommation par des bonus ou des subventions. Ainsi, même si les prix élevés n’entraînent pas de récession, les Saoudiens risquent de perdre des parts de marché au profit de concurrents non islamistes auprès desquels les Américains préféreraient de beaucoup s’approvisionner. Une campagne bien orchestrée d’économies d’énergie aux États-Unis, qui consomment le quart du pétrole mondial, aurait elle aussi des conséquences pour les pays producteurs. Toute réduction importante de la demande serait ruineuse pour les membres de l’Opep, qui n’ont guère à proposer que leur pétrole. Comme l’expliquait aux Saoudiens un diplomate occidental : « Vous voulez avoir un cours du pétrole aussi élevé que possible sans provoquer de récession dans les pays consommateurs et en même temps pas assez élevé pour encourager les technologies alternatives. »
Du point de vue américain, l’argument en faveur des économies d’énergie et de l’utilisation des combustibles de remplacement est qu’en limitant leurs importations de pétrole, les États-Unis et leurs alliés occidentaux réduiraient leur dépendance à l’égard d’une région potentiellement instable. En outre, donner moins d’argent à l’Arabie saoudite signifierait donner moins d’argent à un régime qui a distribué une très grande partie de ses revenus pétroliers à des mosquées, des madrasas et autres institutions qui ont attisé les flammes du radicalisme islamiste. L’argent du pétrole n’a pas été prodigué seulement par la famille royale saoudienne, mais aussi par des individus qui profitaient du boom du pétrole, tel Oussama Ben Laden, dont la fortune, probablement écornée aujourd’hui, venait de son père, magnat de la construction. Sans la manne du pétrole, l’Arabie saoudite aurait eu du mal à financer l’islamisme radical aux quatre coins de la planète.
Pour les Saoudiens, les conséquences politiques d’une demande réduite ne seraient pas négligeables. La famille royale a accumulé une énorme fortune à partir des revenus pétroliers du pays. Si brusquement les Saoudiens apprenaient que la famille royale n’a pas su non plus protéger la valeur du trésor national, la réaction pourrait être brutale. Le simple fait de reconnaître que les réserves saoudiennes ne sont pas inépuisables, comme l’avait prétendu la famille royale, pourrait ainsi amener à se demander pourquoi on a abusé le pays et le reste du monde. […] Tant que le pays nagera dans les pétrodollars – et même s’il rembourse les dettes accumulées au cours des années maigres -, tout le monde sera à peu près content, mais cela peut changer. Un diplomate auquel j’en ai parlé rappelait un commentaire d’Ahmed Zaki Yamani, le très remarquable ministre saoudien du Pétrole des années 1970 : « L’âge de pierre n’a pas pris fin à la suite du manque de pierres, et l’âge du pétrole prendra fin bien avant qu’il n’y ait plus de pétrole. »
Jusqu’ici, les Saoudiens avaient un excès de capacité de production qui leur permettait, si nécessaire, d’inonder le marché pour faire baisser les prix. Ils l’ont fait en 1990, lorsque l’invasion du Koweït par l’Irak a éliminé non seulement la fourniture de pétrole koweïtienne, mais aussi celle de l’Irak. Les Saoudiens ont fait fonction de banque centrale du pétrole, alimentant le marché lorsque c’était nécessaire et freinant les livraisons pour empêcher les prix de baisser plus que le cartel ne le souhaitait. En d’autres termes, ils contrôlaient non seulement le prix du pétrole, mais aussi leur propre devenir. « C’est ce que le monde leur avait demandé de faire avant : ouvrir les robinets et faire baisser les cours, m’expliquait récemment un diplomate occidental de Riyad. Faire baisser les prix permettait de fermer la porte aux énergies de remplacement. Je ne vois pas comment ils peuvent le faire désormais. C’est un énorme changement, et un grand encouragement à ce qui va se passer maintenant. »
Dans l’impossibilité d’inonder les marchés de pétrole, les Saoudiens s’emploient à les inonder de promesses. C’est ainsi que l’actuel ministre du Pétrole, Ali al-Naimi, a annoncé que Riyad se préparait d’arrache-pied à porter sa capacité de production à 12,5 millions de barils/jour (b/j) en 2009 et même à davantage dans les années suivantes. Un peu comme un directeur d’usine qui promet la lune à ses clients, de peur de les perdre ou de les inquiéter. Naimi n’a pas le choix. Dès l’instant où il a un mot de trop, les très sensibles marchés de l’énergie vont paniquer, faire grimper les prix et, du coup, entraîner un début de récession, un recours aux combustibles alternatifs ou de nouvelles mesures d’économies d’énergie – ou les trois. Il suffirait de quelques mots de mise en garde pour embraser les marchés. Les déclarations de Naimi sont suivies d’aussi près par le monde financier que celles d’Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale (Fed).
J’ai fait le voyage d’Arabie saoudite pour interroger Naimi et d’autres responsables et savoir ce que cachait leur langue de bois. Bien que j’aie été autorisé à voir le terminal de Ras Tanura, le plus important du monde, mes demandes d’interview ont été refusées. J’ai été invité à visiter le musée du Pétrole de l’Aramco à Dhahran, mais c’est quelque chose qu’un écolier saoudien peut faire en excursion. On reste sur sa faim. Je n’ai pu évoquer les problèmes de production qu’avec Ibrahim al-Mouhanna, porte-parole du ministère du Pétrole, qui a bien voulu prendre le café avec moi. Il a justifié le refus de l’Arabie saoudite de donner des indications précises en expliquant que les Saoudiens n’étaient pas différents de la plupart des producteurs. « Ils ne parlent pas, m’a-t-il dit. Personne ne parle. Et ce n’est pas près de changer. » À propos de la réputation qu’a l’Arabie saoudite d’être la banque centrale du pétrole, il a ajouté : « Si un étranger va à la Fed et demande : « Combien d’argent avez-vous ? », on vous donnera la réponse. S’il demande : « Est-ce que je peux le compter ? », on l’éconduira. Il en va de même pour les compagnies pétrolières et les pays pétroliers. » J’ai indiqué à Mouhanna que beaucoup de gens pensent que le « Faites-nous confiance » de son gouvernement n’est pas très convaincant compte tenu de la mauvaise foi dont on fait preuve à l’Opep et dans l’industrie pétrolière en général. La Royal Dutch Shell elle-même a admis qu’elle avait surestimé de 23 % ses réserves de 2002. « Ce n’est pas une raison pour que tous les pays ou toutes les compagnies soient des menteurs, m’a répondu Mouhanna. Ce n’est pas le pétrole qui manque. » Je n’ai pas jugé utile de lui rappeler la thèse développée par Matthew Simmons selon laquelle il existe un peak oil, un « pic de production ». Quand un pays l’atteint, on ne peut plus augmenter la production, quel que soit le nombre de puits. Lorsque nous nous étions rencontrés à Washington, Mouhanna avait failli me tourner le dos lorsque j’ai prononcé le nom de Simmons. « Il n’y connaît rien, m’avait-il dit. C’est un beau parleur, c’est tout. Il n’a aucun intérêt. Ou vous me croyez, ou vous ne me croyez pas. »
Alors, qui croire ? Plusieurs experts m’avaient conseillé de voir Sadal al-Husseini, qui a pris sa retraite en 2004 après avoir été le responsable à l’Aramco de l’exploration et de la production. Je lui ai envoyé un fax à Dhahran, et j’ai reçu une réponse étonnamment rapide : il était d’accord pour me rencontrer. Une semaine plus tard, il m’a envoyé un courriel pour me demander quand je viendrais à Dhahran et m’a téléphoné pour me proposer de venir me chercher à l’aéroport. Il avait manifestement très envie de me parler.
On peut estimer que dans un pays qui vit sous le signe du pétrole, personne n’en sait davantage sur l’or noir que Husseini. Né en Syrie, il a été élevé en Arabie saoudite, où son père était haut fonctionnaire et a pris la nationalité saoudienne. Diplômé de sciences biologiques de l’université Brown en 1973, Husseini a été engagé au département exploration de l’Aramco, qu’il a fini par diriger. Jusqu’à sa retraite, qu’il a prise à la suite d’un conflit au plus haut niveau sur l’origine duquel courent bien des rumeurs, il a été membre du conseil d’administration et du directoire de la compagnie. C’est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du pétrole et l’un des plus écoutés.
Après m’avoir accueilli dans cette immense caverne qu’est l’aéroport de Dhahran, il m’a emmené dans sa somptueuse berline jusqu’à de ses bureaux privés. En entrant dans le hall, il m’a montré une vitrine où étaient rangées une dizaine de fioles remplies d’un liquide noir. « Ce sont des échantillons des gisements de pétrole que j’ai découverts », m’a-t-il expliqué. À l’étage, il y en avait encore d’autres, et il y en aurait eu encore davantage, a-t-il ajouté en riant, s’il avait « commencé sa collection plus tôt ». Nous avons parlé plusieurs heures. Son message était clair : la pénurie de pétrole est inévitable. Son discours était tout à fait différent des propos rassurants que Naimi et d’autres Saoudiens, ainsi que de hauts responsables américains, tiennent à peu près chaque jour. Il m’a expliqué que le besoin de produire davantage tenait à deux causes. Manifestement, la demande mondiale augmente. Ces dernières années, elle s’est accrue de 2 millions de b/j. Ce qu’on sait moins, c’est que les producteurs de pétrole diminuent leurs réserves chaque fois qu’ils sortent un baril. Ce qui signifie que pour seulement maintenir le niveau de ces réserves, ils doivent remplacer le pétrole qu’ils extraient de leurs gisements. C’est l’équivalent géologique de courir pour rester sur place. Husseini a reconnu qu’on découvre effectivement de nouveaux champs pétrolifères, comme dans l’offshore de l’Afrique de l’Ouest ou le bassin du Caucase, mais ce n’est pas suffisant pour satisfaire des besoins toujours croissants.
« Où sont les grandes réserves ? demande-t-il. Il n’y a guère que l’Arabie saoudite. Le royaume et Ghawar, son atout numéro un, ne sont pas le problème. Le problème, c’est qu’on est passé de 79 millions de b/j en 2002 à 82,5 millions en 2003 et à 84,5 millions en 2004. On fait des bonds de 2 à 3 millions par an, et si l’on veut compenser les pertes, il faut y ajouter 4 à 5 millions de barils. » Autrement dit, si la demande et la perte de substance se maintiennent, il faudra tous les ans mettre en activité assez de gisements ou de puits pour pomper 6 à 8 millions de b/j afin de faire face à la demande et au moins 4 millions de b/j pour compenser la production déclinante des gisements existants. « Il faudrait, en somme, une nouvelle Arabie saoudite tous les deux ans, dit Husseini. C’est tout simplement impossible. »
Husseini parle calmement, comme un professeur qui espère que quelqu’un l’écoute. Il ne donne pas d’informations précises sur les réserves ou la production de l’Arabie saoudite – qui restent l’équivalent de secrets d’État -, mais il se sent libre de parler franchement en termes généraux, même si ces généralités sont en conflit avec les déclarations rassurantes de l’Aramco. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait pris le parti d’être aussi franc, il m’a répondu que c’était parce qu’il prévoyait une pénurie et qu’il voulait faire son possible pour la prévenir. Je suppose qu’il ne serait pas particulièrement malheureux que ses rivaux de l’establishment pétrolier saoudien soient embarrassés par sa franchise.
Bien que Simmons considère qu’il est peu probable que les Saoudiens puissent produire 12,5 millions de b/j ou tenir ce niveau pendant longtemps, Husseini estime que l’objectif est réaliste. Selon lui, Simmons a tort de déclarer que l’Arabie saoudite a atteint son « pic ». Mais, pour les pays consommateurs, 12,5 millions n’est qu’une étape sur le chemin des 15 millions de b/j et au-delà – et c’est là, selon Husseini, que le problème se pose.
Lors d’une conférence à Washington, en mai, le modérateur, James Schlesinger, a dirigé une séance de questions-réponses avec en conclusion un discours de Naimi. L’une des premières questions a été le pic de production : était-il possible que l’Arabie saoudite, qui, depuis plus de cinquante ans, exploite les mêmes gisements, et en particulier Ghawar, approche de la limite géologique ? Naimi a réagi vivement. « Je peux vous assurer que nous n’avons pas atteint le pic, a-t-il répondu. Si c’était le cas, nous n’en serions pas aux 12,5 millions de b/j et nous n’envisagerions pas une capacité de 15 millions… Nous pouvons nous maintenir à 12,5 ou 15 millions pendant trente ou cinquante ans. »
Des experts comme Husseini sont très inquiets à l’idée qu’on veuille produire 15 millions de b/j. Même si la production peut être poussée à ce niveau, la géologie risque de ne pas pardonner. Les gisements surexploités peuvent « caler » brusquement, cesser tout rendement, abandonnant au fond des puits de grandes quantités de pétrole qui ne pourront pas être pompées avec la technologie existante. C’est ce qu’on appelle le pétrole prisonnier, parce que la roche ou les sédiments qui l’entourent l’empêchent de remonter à la surface. Sans technologies nouvelles, on ne le reverra jamais. Autrement dit, s’acharner à récupérer le pétrole risque de le rendre irrécupérable.
« On peut monter à 15 millions, mais à ce niveau-là se pose la question du taux d’épuisement, de la gestion des réserves et de l’atteinte portée aux réserves », explique Nawaf Obaïd, un spécialiste saoudien qui passe pour être particulièrement proche des grands dirigeants. « Il existe une forme de consensus dans le royaume, au niveau le plus élevé, pour considérer que si l’on veut arriver à 15 millions, on y arrivera, mais qu’il y a des risques considérables d’un déclin rapide contre lequel l’Aramco ne pourra rien faire. »
Même si les Saoudiens veulent prendre le risque d’endommager leurs gisements, ou même si ce risque est exagéré, Husseini attire l’attention sur un problème pratique. Pour produire 15 millions de b/j et tenir à ce rythme, l’Arabie saoudite sera obligée de creuser un grand nombre de nouveaux puits et de construire plusieurs oléoducs et installations de traitement. À l’heure actuelle, l’industrie pétrolière mondiale souffre d’un déficit d’ingénieurs qualifiés pour superviser de tels travaux et ne possède pas l’équipement ni les matières premières nécessaires pour les mener à bien.
« Si nous avions deux douzaines d’écoles texanes formant un millier de nouveaux ingénieurs par an et une infrastructure industrielle dans le royaume, avec des plates-formes et des centrales, nous aurions plus de possibilités, mais ce ne sont pas des problèmes que l’on peut régler d’un coup de baguette magique, dit Husseini. La capacité n’est pas seulement fonction des réserves. Elle est fonction des réserves, plus une expertise, plus un système commercial conçu pour améliorer l’exploitation des ressources. Aux États-Unis, par exemple, vous avez l’infrastructure : il doit y avoir des dizaines de milliers de kilomètres d’oléoducs. Si nous étions à ce niveau de maturité commerciale, nous pourrions probablement produire beaucoup plus. Mais c’est un processus très lent et très fastidieux. »
Husseini craint qu’avec la pression de la demande mondiale on ne se retrouve avec l’équivalent d’un moteur qu’on fait tourner de plus en plus vite sans jamais s’arrêter pour le laisser refroidir ou pour changer l’huile. Il veut éviter que les fragiles et irremplaçables réserves du Moyen-Orient ne soient mises à mal par une superproduction irresponsable. « Si vous poussez la production à ce point et faites des bonds de plus en plus audacieux, sans prendre le temps de réfléchir à ce qui doit être fait et de le faire, vous détruisez les réserves, dit-il. Le développement systématique n’est pas seulement une affaire d’argent. C’est une affaire qui touche à la dynamique des réserves : il s’agit de comprendre ce que c’est, d’analyser et d’en tirer les conséquences. C’est là qu’interviennent le facteur humain et l’expérience. Ce ne sont pas des ressources universellement disponibles. »
Les éléments les plus inquiétants de la crise qui s’annonce apparaissent dans les statistiques de l’Energy Information Association (EIA), une agence du département américain de l’Énergie. L’EIA prévoyait, en 2004, qu’en 2020 l’Arabie saoudite produirait 18,2 millions de b/j, et 22,5 millions en 2025. Ces estimations n’étaient pas fondées sur des informations secrètes concernant la capacité saoudienne, mais sur une extrapolation des besoins des consommateurs. Les chiffres supposaient simplement que l’Arabie saoudite pourrait produire ce dont les États-Unis auraient besoin qu’elle produise. En juillet, l’EIA a brusquement révisé ces chiffres à la baisse, non pas en fonction d’éléments nouveaux sur la demande mondiale ou la production saoudienne, mais parce qu’ils prêtaient le flanc à la critique.
Husseini, par exemple, les qualifie d’« irréalistes ». « Ce n’est pas ainsi que l’on gère une économie nationale, et encore moins internationale, explique-t-il. C’est ce qui est terrifiant. Vous faites certaines hypothèses et vous vous dites : « À partir de là, on fonce et on consomme à tire-larigot. » » Je lui ai demandé si le royaume pourrait produire 20 millions de b/j, environ le double de ce qu’il produit aujourd’hui, à partir de gisements qui ne sont peut-être plus de toute première jeunesse. Il a réfléchi une seconde ou deux. Cherchait-il la réponse ou se demandait-il s’il allait me la donner ? Il a prononcé juste un mot : « Non. » Et a poursuivi : « Les attentes dépassent les possibilités. C’est un problème mondial qui ne sera pas résolu en bricolant l’économie saoudienne. »
Il serait injuste de reprocher aux seuls Saoudiens de garder le silence sur les pénuries éventuelles. Dans les milieux politiques et économiques du monde du pétrole, la franchise n’est guère de mise. Les dirigeants des grandes compagnies y regardent à deux fois avant de tirer le signal d’alarme. La simple mention de difficultés d’approvisionnement pourrait braquer les gouvernements qui accordent de lucratifs contrats d’exploration et donner à penser aux investisseurs que l’avenir à long terme des compagnies pétrolières n’est pas brillant. Heureusement, cette attitude commence à évoluer. La campagne de Chevron – Easy Oil is Over, « Le pétrole à gogo, c’est fini ! » – est une indication que même les champions d’un avenir baignant dans le pétrole ne sont plus aussi optimistes.
Husseini, pour sa part, lance cette mise en garde : « Tout le monde s’en remet aux producteurs pour prendre les risques, comme si c’était à nous de régler tous les problèmes, m’a-t-il dit. Ce n’est pas à nous de dire à un gouvernement démocratiquement élu qu’il faut faire entendre raison aux consommateurs. Si le gouvernement américain ne fait rien, il ne faut pas attendre des autres gouvernements qu’ils agissent à sa place. » Dans les années 1970, le président Jimmy Carter avait lancé une « guerre morale » pour la réduction de la dépendance à l’égard du pétrole étranger. Il n’a pas été réélu. Depuis, rares sont les responsables politiques qui ont parlé de la crise de l’énergie ou évoqué les changements de politique nécessaires pour l’éviter. Lorsqu’elle surviendra – dans un an, deux ans ou dix ans -, elle sera d’autant plus grave qu’on n’aura rien fait pour s’y préparer.

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