Justice ou réconciliation ?

L’ONU estime que les violences survenues lors de la présidentielle du 24 avril dernier ont causé la mort d’au moins 400 personnes. Et demande que les coupables soient sanctionnés.

Publié le 3 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

François Esso Boko avait raison ! Deux jours avant l’élection présidentielle du 24 avril 2005, il avait démissionné de ses fonctions de ministre de l’Intérieur en disant : « Si on ne reporte pas le scrutin, ce sera un bain de sang. » À l’époque, la ministre nigérienne des Affaires étrangères Aïchatou Mindaoudou avait qualifié d’« irresponsable » le geste du ministre démissionnaire. Il n’est pas sûr qu’elle répéterait la même chose aujourd’hui…
De fait, le rapport final du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme sur « les violences et les allégations de violations des droits de l’homme survenues au Togo avant, pendant et après l’élection présidentielle du 24 avril 2005 » est pour le moins sévère. Ces violences ont fait « entre 400 et 500 morts et des milliers de blessés », affirme le document de 47 pages publié le 26 septembre dernier. Sans compter les disparus. Dans un pays de 5 millions d’habitants, cela signifie qu’une grande proportion de familles ont été touchées dans leur chair. Les blessures seront longues à cicatriser.
C’est le 26 avril, jour de la proclamation des résultats provisoires annonçant la victoire de Faure Gnassingbé, que la répression a véritablement démarré. Face aux manifestants de l’opposition, l’armée, la police et la gendarmerie ont fait « un usage excessif et disproportionné des armes », affirme le rapport signé par le haut-commissaire, la Canadienne Louise Arbour. « La gendarmerie un peu moins que les autres », précise le Sénégalais Doudou Diène, l’envoyé spécial de l’ONU qui a enquêté sur place en juin dernier et a rédigé le rapport. « La responsabilité principale de la violence politique et des violations des droits de l’homme incombe à l’ensemble de l’appareil répressif et sécuritaire de l’État », peut-on lire dans le document.
L’opposition n’est pas épargnée non plus. Les auteurs du rapport lui reprochent « d’avoir lâché dans la rue ses militants », sans stratégie et sans encadrement. « Ces actes désorganisés ont coûté cher en perte de vies humaines. »
Mais ce qui frappe le plus à la lecture de ce document, c’est la mise en évidence « d’une réelle stratégie de répression du pouvoir ». Le haut-commissaire dénonce « des tueries, rafles, actes de torture atroces et aveugles commis à grande échelle ». Preuve de la préméditation : « des groupes de soldats se sont déguisés en civil pour prêter main-forte aux militants du parti au pouvoir RPT [Rassemblement du peuple togolais] », précise Doudou Diène.
En conséquence, le haut-commissaire Louise Arbour réclame justice. L’ancien juge de la Cour suprême canadienne exhorte le gouvernement togolais à ouvrir une enquête indépendante sur ces violences et à sanctionner leurs auteurs sur la base de ses conclusions. « Les principaux responsables doivent être identifiés de manière plus précise et doivent rendre compte à la justice », ajoute Doudou Diène.
La justice passera-t-elle ? À Lomé, beaucoup en doutent. D’abord parce que les autorités togolaises s’y opposent. Du moins pour l’instant. « Si on fait un procès, adieu la réconciliation », lâche un membre du gouvernement. « De toute façon, au vu du rapport, les chefs de l’opposition risquent de comparaître eux aussi. Au Togo, il n’y a pas les méchants d’un côté et les gentils de l’autre. »
Les Togolais savent tous qu’une action en justice menacerait inévitablement les proches du chef de l’État. Au moment des faits, le colonel Béréna était – et est toujours – chef d’état-major de l’armée de terre. Originaire du même village que l’ancien président Gnassingbé Eyadéma, il est pressenti aujourd’hui au poste de chef d’état-major général des armées. Le commandant Katanga commandait – et commande toujours – la Force d’intervention rapide (FIR). Il est kabyé, lui aussi, et marié à une soeur de l’actuel président. Pour le ministre de la Défense Kpatcha Gnassingbé, lui-même frère du président, la mise en cause de tels officiers supérieurs serait inacceptable. Bref, comme dit un observateur togolais, « le régime ne peut pas scier la branche sur laquelle il est assis ».
Dans l’opposition, certains veulent pourtant croire à un procès. « Il faut que l’ONU nous envoie une mission judiciaire avec policiers, enquêteurs et juges d’instruction pour aider nos magistrats », disent certains. « De toute façon, même si Faure Gnassingbé le voulait, il ne pourrait pas laisser la justice travailler. Politiquement, il n’est pas assez fort face à certains de ses proches », assurent les autres. De son côté, l’UFC (Union des forces du changement) de Gilchrist Olympio est sans illusion. « Avant de penser à un procès, il faudrait déjà que les prisonniers soient libérés, que les 25 000 personnes réfugiées au Bénin et au Ghana puissent rentrer sans danger, et que l’armée commence à être détribalisée », dit l’un de ses cadres.
Pour les partisans de la justice, il reste un recours : la communauté internationale. Mais, dans la sous-région, c’est le silence qui prévaut. « Deux jours après la sortie du rapport, j’ai appelé Mohamed Ibn Chambas, le secrétaire exécutif de la Cedeao [Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest], pour savoir ce qu’il en pensait. Il m’a répondu qu’il ne l’avait pas encore lu », confie un membre de l’opposition togolaise. En réalité, la plupart des pays de la sous-région s’accommodent fort bien du régime togolais actuel. Dès le 26 avril, le président nigérian Olusegun Obasanjo a validé les résultats provisoires de l’élection présidentielle. « Nous ne comprenons pas pourquoi il nous a lâchés », dit un cadre de l’opposition. « Deux semaines plus tôt, il nous soutenait. Peut-être s’est-il aligné sur la position française dans l’espoir que Jacques Chirac l’aiderait à obtenir un siège au Conseil de sécurité et accepterait d’annuler une partie de ses 37 milliards de dollars de dette. Mauvais calcul ! »
La France, justement, fait profil bas. Officiellement, « elle va étudier le rapport de l’ONU et examinera les suites qu’il appelle avec les autorités togolaises et en liaison avec ses partenaires de la communauté internationale ». Mais, à Paris, l’un des responsables du dossier considère que les événements d’avril dernier sont « un accident de l’histoire ». Ce qui compte, c’est la réconciliation. « S’il y avait procès, et si toute la hiérarchie militaire était jetée en prison, Faure Gnassingbé pourrait être déstabilisé. Il faut l’aider à s’affranchir de son entourage. » La France met donc l’accent sur un règlement politique fondé sur le dialogue national et des législatives anticipées.
Le rapport de Louise Arbour et de Doudou Diène va-t-il tomber dans les oubliettes ? Comme celui d’Amnesty International après la présidentielle de 1998 ? Ou celui de la FIDH après le scrutin présidentiel de 2003 ? Visiblement, c’est le souhait du régime de Lomé et de ses alliés. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un rapport de l’ONU. Comme dit Doudou Diène, « c’est aux Nations unies de décider si oui ou non il y aura une action en justice ». Or, pour le haut-commissaire Louise Arbour, la lutte contre l’impunité est une nécessité et une urgence au Togo. Il y a dans ce pays « la prégnance d’une culture de violence fondée, après plus de trente ans de régime non démocratique, sur le credo du recours à la violence comme méthode privilégiée de conservation ou de conquête du pouvoir et l’érosion consécutive du sentiment démocratique ».
Fort de ce document des Nations unies, des victimes togolaises peuvent aussi tenter de saisir des tribunaux d’Europe ou d’ailleurs au nom du principe de la compétence universelle. Comme les parents des disparus congolais du Beach de Brazzaville en 1999.
La menace commence à être prise au sérieux par certains. En juin dernier, le commandant de la Force d’intervention rapide togolaise, le commandant Katanga, devait se rendre à Paris pour y suivre les cours de l’École de guerre pendant une année. Quelques jours avant son départ, sa mission a été annulée. Par Paris ou par Lomé ? Sans doute les deux, afin d’éviter une nouvelle affaire Ely Ould Dah, du nom de cet officier mauritanien qui fut poursuivi en 1999 par la justice française à l’occasion d’un stage près de Montpellier. Après la publication de ce rapport, certains chefs de l’appareil sécuritaire togolais risquent de ne plus voyager tranquilles.

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