D’Al-Jazira à al-Qaïda

Sept ans de prison pour Tayssir Allouni, le journaliste de la chaîne qatarie accusé de « collaboration avec une entreprise terroriste ».

Publié le 3 octobre 2005 Lecture : 4 minutes.

Reporter à Al-Jazira, la chaîne de télévision qatarie, Tayssir Allouni a été condamné, le 26 septembre, à sept ans d’emprisonnement par les juges de l’Audience nationale, la plus haute instance judiciaire espagnole. Son procès s’était achevé au mois de juillet, à Madrid, mais le verdict avait été mis en délibéré.
Allouni a été le seul journaliste à interviewer Oussama Ben Laden au lendemain des attentats du 11 Septembre. Précisément, le 21 octobre 2001. Bien qu’Al-Jazira n’ait jamais utilisé l’entretien – seule CNN en a diffusé des extraits -, cela lui a valu une certaine notoriété médiatique. Et beaucoup d’ennuis. Ce scoop planétaire a-t-il été obtenu grâce aux seules compétences professionnelles de son auteur, à ses sympathies islamistes ou aux deux à la fois ?
La question se pose d’autant plus que les enquêteurs ont établi qu’Allouni a joué à plusieurs reprises le rôle de « porteur de valises » pour le compte d’al-Qaïda. Il était en rapport avec un certain Imad Edin Barak, alias Abou Dahdah, le chef présumé de la cellule espagnole, aujourd’hui condamné à vingt-sept ans de prison. Selon le dossier d’accusation, ce dernier l’avait chargé de mettre à profit ses déplacements professionnels en Afghanistan pour remettre de l’argent à des djihadistes. Le journaliste était également en contact avec Mamoun Darkanzali, le financier de Ben Laden en Europe, et Mohamed Galeb Kalaje, le trésorier de la cellule espagnole, démantelée en novembre 2001. Cela fait évidemment beaucoup. « J’ai transporté en tout et pour tout 4 000 dollars que j’ai remis à des compatriotes dans le besoin, se défend Allouni. Mon geste relève de l’entraide entre musulmans, où est le mal ? »
Quoi qu’il en soit, les magistrats espagnols ont tranché. « En cherchant à obtenir une interview de Ben Laden par le biais d’individus comme Moustapha Setmariam et Mohamed Bahaiah [deux djihadistes notoires, NDLR], Tayssir Allouni s’est rendu coupable du délit de collaboration avec une organisation terroriste, ont-ils estimé. Une bonne information ne peut être obtenue à n’importe quel prix. » Le journaliste continue de clamer son innocence et ses avocats ont fait appel. Quant à sa famille, elle s’apprête à quitter l’Espagne pour Doha, au Qatar.
Drôle d’itinéraire, décidément, que celui de Tayssir Allouni. Né en Syrie en 1955, il sympathise, dès l’adolescence, avec les Frères musulmans. À l’époque, l’organisation est implacablement pourchassée par la police de Hafez al-Assad. Entre la valise, le cercueil ou la prison, il n’hésite pas longtemps : en 1983, il s’installe à Grenade, dans le sud de l’Espagne, où il rencontre Fatma Zohra, une musulmane pratiquante (elle porte le voile islamique) originaire de Ceuta, l’enclave espagnole près de Tanger, au Maroc. De cette union naissent cinq enfants.
À l’université de Grenade, il fréquente les milieux islamistes et prête à l’occasion assistance à des militants en quête d’emploi, d’argent ou de papiers. Même s’il s’en défend, il aurait, semble-t-il, aidé des djihadistes algériens à se réinsérer après leur départ du maquis. Ses études terminées, il entre comme traducteur à l’agence espagnole EFE. En février 2000, Al-Jazira lui propose un poste de journaliste à plein temps. En dépit de son inexpérience, il accepte. « Par défi », dit-il. Son destin bascule.
Il quitte l’Espagne pour l’Afghanistan où la chaîne vient d’ouvrir un bureau. Allouni sillonne le pays, se lie avec des responsables talibans et rencontre le mollah Omar. Ces accointances l’ont-elles aidé à décrocher l’interview de Ben Laden ? Allouni le conteste. Al-Jazira était le seul média présent sur le terrain, plaide-t-il.
À Kaboul, il échappe miraculeusement à la mort pendant un bombardement de l’US Air Force, quitte précipitamment le pays et se retrouve en… Irak. En 2003, peu avant l’entrée des troupes américaines à Bagdad, il est bombardé – si l’on peut dire ! – chef du bureau d’Al-Jazira. Une nouvelle fois, il échappe de justesse à un missile américain. La baraka… Tarek Ayoub, son cameraman, n’a pas cette chance. Mais de sérieux ennuis cardiaques obligent bientôt Allouni à regagner l’Espagne, où il crée un bureau chargé de couvrir l’Amérique latine.
Le 5 septembre 2003, des policiers font irruption à son domicile, l’embarquent et saisissent deux ordinateurs ainsi qu’une importante documentation. Cheikh Hamad Ben Thamer Al Thani, le patron d’Al-Jazira, proteste, les journalistes arabes se mobilisent… En vain. Baltazar Garzón, le juge chargé de l’affaire, est un coriace qui n’a pas la réputation de lâcher facilement sa proie. Augusto Pinochet, l’ancien dictateur chilien, en sait quelque chose… Depuis huit ans qu’il enquête sur les réseaux terroristes espagnols, il a interrogé des dizaines de personnes entrées en contact avec Allouni, passé au crible des centaines d’appels téléphoniques reçus ou donnés entre 1995 et 1999…
Pourtant, à en croire José Luis Galan, l’avocat de la défense, le dossier est vide. La procédure fourmille d’imprécisions et les conversations téléphoniques qui ont servi de base à l’acte d’accusation remontent à une dizaine d’années. Elles auraient de surcroît été mal traduites ou interprétées hors de leur contexte. « Si mon client était un journaliste de Fox News, il ne se serait jamais retrouvé dans le box des accusés. »
Le 26 septembre, à Madrid, l’argument n’a pas franchement convaincu les magistrats. D’autant que, dans son réquisitoire, le procureur Pedro Rubira s’est montré implacable. « Face à Ben Laden, vous aviez l’air d’interviewer votre boss », a-t-il lancé à Allouni. La formule a fait mouche. Dès lors, le verdict ne faisait plus guère de doute.

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