Tunisair cherche pilotes désespérément

La compagnie nationale éprouve des difficultés à conserver ses commandants de bord. Statuts anachroniques, rémunération insuffisante, dégradation des conditions de travail : beaucoup préfèrent travailler pour les émiraties.

Publié le 4 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Ce n’est pas encore l’hémorragie, mais cela commence à y ressembler. En trois ans, Tunisair a vu le nombre de ses pilotes diminuer de 10 %. « Une trentaine de collègues ont fait défection en partant offrir leurs services aux compagnies du Golfe, comme Emirates, Etihad, Arabia, ou Qatar Airways », déplore Karim Elloumi, officier pilote et membre exécutif de l’Union maghrébine des pilotes de ligne (UMPL). En croissance rapide, adossées aux familles régnantes de la région qui leur assurent des moyens financiers presque illimités, les compagnies de Dubaï, d’Abou Dhabi et du Qatar proposent des salaires mirobolants : Emirates rémunère, par exemple, 6 000 euros par mois un copilote expérimenté, avec assurance et logement en prime, et jusqu’à 12 000 euros un commandant de bord chevronné. En regard, un aviateur tunisien ne gagnera, lui, que 2 000 à 6 000 dinars tunisiens (soit 1 100 à 3 400 euros) selon qu’il est second ou commandant de bord. C’est après les attentats du 11 septembre 2001 que les compagnies du Golfe ont commencé à se tourner vers le Maghreb pour remplacer certains commandants de bord européens ou américains en partance, effrayés par les bruits de bottes qui ont précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis.

Un véritable exode
Les Algériens ont été les premiers à répondre à l’appel, début 2004. À l’époque, la faillite de Khalifa Airways laisse plusieurs centaines de pilotes sur le carreau. Les plus qualifiés, souvent des anciens d’Air Algérie, prennent alors la direction du Qatar, qui vient de lancer un ambitieux programme de modernisation de sa flotte. Tout juste diplômés des centres de formation, les plus jeunes, au nombre de 100 à 150, ont, eux, moins de chance et se retrouvent au chômage. Beaucoup y sont d’ailleurs encore actuellement.
De leur côté, les Marocains ont davantage résisté à l’appel des pétrodollars, car ils bénéficient de salaires et de conditions de travail nettement plus avantageux que leurs collègues maghrébins. Quant aux pilotes tunisiens, ils se livrent à un véritable exode. Récent, le phénomène est en pleine expansion. Dans le cadre de sa coopération technique avec plusieurs compagnies, Tunisair a longtemps accordé des détachements temporaires aux pilotes désireux d’avoir une expérience à l’étranger. Une pratique parfaitement encadrée, qui a notamment permis de comprimer les coûts de l’entreprise et d’éviter que ses commandants de bord ne soient mis au chômage technique durant les années noires, entre 2000 et 2004, quand elle croulait sous les déficits. Mais aujourd’hui, ces « détachés » – une vingtaine, au total – n’ont aucune envie de revenir. Pis : depuis deux ans, les « départs sauvages » se multiplient. Une douzaine a été recensée à ce jour. « Les partants mettent Tunisair devant le fait accompli, constate Karim Elloumi. Ils demandent leur détachement une fois qu’ils sont déjà aux commandes d’un avion concurrent, car statutairement, on ne peut pas démissionner. La compagnie peut engager des procédures disciplinaires ou demander le remboursement des formations, mais guère plus. »
En effet : engager une procédure de licenciement reviendrait à couper définitivement les ponts avec leurs anciens pilotes. Or, aujourd’hui, ces derniers forment une denrée rare.

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Des mercenaires en renforts
Tunisair, mais aussi Nouvelair et Karthago, les deux transporteurs privés qui opèrent dans le ciel tunisien, paient les pots cassés du 11 Septembre. « Les écoles de pilotage américaines se sont fermées aux étrangers après les attentats de New York et Washington, poursuit Elloumi, lui-même passé par Daytona Beach, en Floride. Or les Tunisiens se formaient majoritairement aux États-Unis » Au début, ce brutal coup d’arrêt a plutôt rendu service à la compagnie nationale tunisienne, alors engagée dans une douloureuse restructuration. Sauf que la situation a perduré, que la conjoncture s’est retournée, et que, aujourd’hui, les transporteurs sont confrontés à une sévère insuffisance de l’offre. Pour l’instant, elle a certes réussi à tenir le choc, au prix de quelques petits arrangements avec les pratiques généralement admises dans l’aviation civile : une douzaine de militaires de l’armée de l’air sont ainsi venus renforcer les effectifs des équipages. Mais, dans le privé, de plus en plus d’avions sont pilotés par des « mercenaires » de toutes nationalités : Algériens, Français, Européens de l’Est, Belges, Canadiens, Australiens, etc. Dans les cockpits, le taux d’étrangers dépasse désormais 20 % sur Nouvelair, et frise 60 % sur Karthago. Mieux payés, ils gagnent près de trois fois plus que leurs collègues tunisiens et reçoivent leurs salaires en euros, mais ne sont pas syndiqués. Moins regardants sur la charge de travail, ils peuvent aussi dépasser le quota réglementaire de quatre-vingts heures de vol mensuelles, ce qui ne va pas sans engendrer quelques tensions avec les pilotes tunisiens
« Il faut avoir le courage de regarder les choses en face, affirme Ali Dridi, commandant de bord sur Tunisair, ancien secrétaire général du syndicat des pilotes de la compagnie, et vice-président de l’UMPL. Si de plus en plus de pilotes tunisiens désertent, ce n’est pas seulement à cause des écarts de rémunération existant avec les pays du Golfe. Nous savons tous que notre société ne pourra jamais s’aligner sur les tarifs pratiqués par la concurrence arabe, mais elle pourrait quand même faire un effort, surtout qu’elle a renoué avec les bénéfices. Voilà huit ans qu’on se serre la ceinture »

La sécurité en question
Le malaise des pilotes est palpable et les griefs sont nombreux. Leur statut, vieux de 30 ans, est devenu anachronique. Actuellement rattachés à la fédération des transports de l’UGTT, la centrale syndicale tunisienne, les pilotes sont logés à la même enseigne que les chauffeurs de bus et de taxi et ont le sentiment que la spécificité de leur métier, risqué, n’est absolument pas prise en compte. Ils se plaignent également de la rigidité de leur direction et de son instabilité chronique – Tunisair a connu dix PDG en vingt ans -, tout en contestant le bien-fondé de la stratégie commerciale du groupe, qui vise à occuper tous les créneaux du marché pour résister à une concurrence toujours plus agressive.
Démoralisés, les pilotes se sont regroupés dans l’UMPL, en décembre 2005, pour se faire entendre. « Le pilote est l’ultime garant de la sécurité des passagers, explique Karim Elloumi. Or la dégradation de nos conditions de travail et le stress permanent auxquels nous sommes soumis ne sont pas sans risque. Toutes les compagnies, soucieuses de profitabilité, se sont, certes, lancées dans une politique de compression des coûts, de réduction des effectifs au sol et de gestion des pièces détachées en flux tendus. Mais, chez nous, il n’y a pas eu de concertation préalable. Nous voulons avoir notre mot à dire, pouvoir opposer notre avis aux comptables et aux managers quand nous estimons que la sécurité est remise en question. »
L’appel des syndicalistes sera-t-il entendu ? L’arrivée de Nabil Chettaoui, un homme du sérail, à la tête de la compagnie nationale en mars 2007 (voir J.A. n° 2412-2413) pourrait mettre un peu d’huile dans les rouages grippés du dialogue social. Reste à savoir s’il bénéficiera d’une marge de manuvre suffisante, l’essentiel des décisions étant prises par la tutelle de Tunisair, le ministère des Transports. Reçu courant juillet par le président Ben Ali, le nouveau PDG a abordé avec lui le malaise des pilotes. Le chef de l’État lui a promis qu’il allait étudier le dossier

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