« La Freak », satire intime de la Franco-ivoirienne Sabine Pakora

Sur les planches à Paris jusqu’au 20 février, la comédienne présente « La Freak, journal d’une femme vaudou ». L’occasion de dénoncer les stéréotypes qui l’ont toujours poursuivie, de la campagne française aux plateaux de cinéma.

Sabine Pakora au théâtre de la Reine blanche. © Jérémie Lévy

Publié le 18 février 2022 Lecture : 5 minutes.

On est accueillis au théâtre de la Reine Blanche, à Paris, par deux sculptures grandeur nature, moulées sur le corps et le visage de la comédienne Sabine Pakora. « Ici, vous avez la mama, et là, la putain africaine », légende-t-elle. L’une est vêtue d’un boubou orange, l’autre est en sous-vêtements. Au centre, Sabine, vêtue de noir, s’installe pour répéter. Ce soir du 16 février, c’est la première de sa pièce « La Freak, journal d’une femme vaudou », un texte politique, féministe, intime et humoristique qui relate la vie rocambolesque qui est la sienne. En marge de la répétition, elle se raconte.

On connaît l’actrice pour ses rôles aux côtés de Juliette Binoche, de Charlotte Gainsbourg, de Sandrine Bonnaire, dans Telle mère telle fille, La Dernière leçon ou encore Samba, mais Sabine Pakora a commencé à incarner ses personnages bien avant qu’une caméra ne s’intéresse à elle. Gamine, devant son miroir, elle passe son temps à rejouer les films qu’elle a vus à la télévision la veille, refait les dialogues, se déguise.

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Sabine Pakora est née en Côte d’Ivoire, mais est arrivée en France vers quatre ans, envoyée par son père, un riche exploitant forestier qui souhaitait que ses deux garçons et ses trois filles aient une solide éducation. Les garçons sont en internat en Bretagne, les filles dans plusieurs appartements successifs, où se relaient des membres de la famille ou des baby-sitters. Elles vont dans une école privée où leurs camarades de classe sont la progéniture d’élites venues du monde entier.

Un monde 100 % blanc

Mais le projet de vie dorée s’effondre quand le père fait faillite et disparaît progressivement des radars. « Il appelle de temps en temps, et petit à petit on n’a plus de nouvelles de lui », se souvient Sabine, qui a alors 7 ans. À partir de là, les montagnes russes commencent. L’école fait un signalement à l’Aide sociale à l’enfance. Les sœurs sont placées dans un foyer d’abord, puis dans une famille d’accueil. Elle a 12 ans.

Dans le regard de cette famille blanche, je sens que mes goûts ne vont pas. Petit à petit, je me coupe de ma culture afro

Pour la première fois, Sabine et ses sœurs plongent dans un monde 100% blanc, dans les campagnes du sud de la France. Leur arrivée dans ce village est un « événement ethnographique » explique-t-elle, et donne l’impression d’avoir fait un bond dans les années 1950. Elles sont vues comme « les pauvres petites africaines abandonnées », ce qui fait rire Sabine : « Nous, on débarque chez des agriculteurs aux pantalons craqués qui circulent en Citroën 2 CV rouillée, alors qu’on a grandi avec des Kickers aux pieds, des cirés à pois, en roulant en Mercedes. Pour nous, ce sont eux les pauvres gens ». Le décalage est brutal, deux cultures se rencontrent, ou plutôt l’une éclipse l’autre : « Dans le regard de cette famille blanche, je sens que la musique que j’aime, comme le funk, c’est nul, que mes goûts ne vont pas. Je suis une enfant et je suis dépendante d’eux. Petit à petit, je me coupe de ma culture afro ».

Mais son récit d’enfance est dénué de « pathos » et même une source d’inspiration : ses souvenirs s’incarnent sur scène au fil d’une galerie de personnages tantôt touchants, tantôt ridicules, qui dépeignent une France pas franchement ouverte aux traditions culturelles de la fratrie.

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Mama africaine ou femme de ménage

« On a pensé à vous pour le rôle de prostituée, de mama africaine, de femme de ménage. Il faut que vous rigoliez, qu’on vous voit sourire, vous êtes un soleil ! » Elle ne saurait compter le nombre de fois où elle a entendu une phrase de ce genre lors des castings.« J’ai eu à jouer toutes les déclinaisons de ces personnages hauts en couleurs sans capital intellectuel ou économique ». Ça a commencé dès le collège, pour sa première pièce. La professeure de français leur fait jouer Le Fantôme de Canterville : « Moi, je suis en servante », rit-elle. La classe se rebelle : « Pourquoi Sabine ne joue pas la mère ? Ou n’importe quel autre personnage ? » Le CPE tranche, elle restera servante. La suite de ses aventures dans le milieu confirment sa première impression, comme elle en témoigne dans le livre porté par Aïssa Maïga, Noire n’est pas mon métier, paru en 2018.

Je n’ai aucun souvenir d’avoir été castée sans lien avec ma couleur de peau

Sabine se souvient aussi de cette fois où on l’appelle pour être « silhouette » (un petit rôle avec une ou deux phrases à prononcer), alors qu’elle a déjà avancé professionnellement et ne prend plus ce type de rôle. Elle cède pour rendre service, elle arrive sur le plateau et se retrouve à attendre toute la journée dans un coin, sans explication. « On s’attendait à une coiffure plus classique », finit-on par lui dire. D’ailleurs, « je n’ai aucun souvenir d’avoir été castée sans lien avec ma couleur de peau. Tu n’es jamais quelqu’un de neutre, on te choisit pour ta couleur ou pour ta rondeur », observe-t-elle.

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Théâtre de foire

Mais au-delà de ces péripéties, de la précarité, de cette « impression d’être du matériel », Sabine découvre un monde où elle a une voix. Paradoxal ? D’un côté, il y a les petits rôles maltraitants, les violences dont on ne peut pas dire grand chose au risque de n’être jamais rappelée, de l’autre, il y a les mots avec lesquels on joue, qui donnent du pouvoir. Une chance de s’exprimer qu’elle  découvre dès le lycée. Sabine s’accroche, « travaille dans le bazar du foyer, où pas grand monde ne fait ses devoirs et où personne n’est là pour nous aider », et obtient son bac. En partie grâce à sa sœur, « brillante, qui m’a fait lire et a entretenu ma culture », note-t-elle. La jeune artiste passe ensuite un an au conservatoire de Montpellier, où les rôles clichés la lassent. Avec son contrat jeune majeur, elle se démène pour être mutée à Paris, où elle entame une école de théâtre. Suivent les déceptions, les coups durs, la fin de l’Aide sociale à l’enfance, d’autres expériences professionnelles, dans la danse africaine notamment, puis son retour vers « la dramaturgie, la réflexion du théâtre, qui me manquaient ».

Comment critiquer les stéréotypes sans les véhiculer à mon tour ?

Aujourd’hui, Sabine Pakora monte sur scène avec ses mots, son histoire. « Ma pièce, La Freak, est un peu le concentré de blagues qu’on se racontait quand on était jeunes. Si on a la possibilité de parler, c’est qu’on a le moyen de prendre le dessus sur tout ça. C’est une façon de mettre à distance, d’évacuer ce qui nous pose problème. » Elle s’amuse des stéréotypes, mais « comment les critiquer sans les véhiculer à mon tour, comment garder de l’humour tout en offrant une seconde lecture ? » se demande-t-elle, inquiète de nourrir le stéréotype en l’incarnant. Elle choisit donc une autre approche : « Je m’inscris dans la satire, le théâtre de foire. Je veux faire croire que je joue un spectacle tout en me moquant des notables. Mais plutôt que jouer ces femmes avec un accent, je choisis d’incarner un réalisateur, un sociologue… Des figures d’autorité que je me permets de caricaturer et à travers qui je donne à voir et à entendre le regard porté sur les minorités. »

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