Sarkozy raconté par Reza
Dans L’aube le soir ou la nuit, la célèbre dramaturge brosse un portrait saisissant du futur président, qu’elle a suivi pas à pas durant un an.
Il y a « quelques mois », une scène assez inouïe se déroule dans le bureau de Nicolas Sarkozy place Beauvau. Yasmina Reza, écrivaine de haute notoriété et auteure de pièces mondialement jouées, lui propose de faire son portrait de candidat à condition de pouvoir suivre sa campagne à ses côtés. Elle s’attend à un refus, ou qu’il fasse lanterner sa décision. Mais il donne tout de suite son accord. Michel Barnier s’en inquiétera : « Tu cours à la catastrophe avec elle. » « Il faut lui laisser sa pleine liberté, réplique Sarko, je le sens comme ça. »
Sentir, vertu suprême du dirigeant. Reza aurait pu donner la même explication de sa propre démarche. Non point un reportage de journaliste, malgré de saisissantes descriptions de lieux et de paysages. Encore moins des indiscrétions people – on n’apprendra rien des mondanités de la soirée du Fouquet’s ; sur Cécilia, quelques scènes seulement de tendresse familiale avec les enfants. Il s’agit plutôt d’une série de peintures « impressionnistes », avec des notations d’écrivain poète qu’un rédacteur en chef trouverait, au premier degré, énigmatiques. À commencer par le titre du livre, L’aube le soir ou la nuit, qu’elle décrypte pour Le Nouvel Observateur : « Fruit d’une chose que j’ai ressentie comme un danger, l’absence de jour. »
Pourquoi va-t-elle lui consacrer un an de sa vie de créatrice, elle, fleuron de la gauche intellectuelle et artistique, lui, champion politique de la droite et chantre de ses valeurs morales ? Elle l’a choisi parce qu’il lui offrait « une véritable dramaturgie » – un ami familier de son théâtre lui dira : « Il est vraiment un de vos personnages. » Peut-être aussi pour tout ce qui les rapproche. Pas seulement les mêmes origines hongroises avec leur part de judéité, la passion commune de leurs parents pour la France. Pour des affinités plus subtiles qui l’attirent comme autant de sortilèges : sa capacité de transgression, sa hantise du temps qui explique peut-être, sans qu’elle en prononce le mot, sa volonté de rupture : une « aversion pour le passé, demain est trop important pour qu’hier continue d’exister ». Elle est fascinée aussi de le voir se débattre dans « l’extraordinaire prison du destin politique » où elle observe que tout lui pèse et tout lui est indifférent.
Comme elle avait le droit d’aller partout où les autres n’étaient pas admis, l’ouvrage nous fait pénétrer au plus secret de la politique : l’organisation de la campagne, la préparation des discours où Henri Guaino chaque jour étincelle, l’exploitation des sondages et, plus exceptionnels, les entretiens du candidat avec des dirigeants étrangers, Tony Blair, Bouteflika, où chaque fois il l’emmène. On passe alors de l’impressionnisme au croquis à pointe sèche. Sur la politique en général, dont on lui dit, et elle note texto, « c’est un métier de cons pour gens intelligents ». Sur les bains de foule d’une « hystérie vociférante », où elle voit « une dissolution de l’être ». Sur les fourberies du métier : « Quand il (le candidat) dit à un leader CGT : j’ai beaucoup réfléchi à tout ça, ça veut dire qu’il n’y a jamais pensé. » À Bercy, où il s’émerveille avec des exclamations enfantines « d’avoir piqué la loge de Johnny Hallyday », il lui lit un passage de son discours : « Entre Jules Ferry et 68, ils ont choisi 68. » S’interrompt, mi-rigolard, mi-repentant. « C’est terriblement de mauvaise foi, mais enfin il faut y aller. » Ne faut-il pas toujours y aller dans cette course folle où Reza ne peut s’empêcher d’admirer les inépuisables ressources d’une énergie en constante irruption.
Où trouve-t-il le temps de penser, lui qui « ne cesse d’agiter la vie ». Sarko rumine : « C’est une vraie question. » Un temps, puis : « Elle vaut pour beaucoup de choses. » Mais il ne livre pas sa réponse, bien qu’elle l’ait vu parfois « se retirer en lui-même » pour faire le silence et le vide, réfléchir.
Elle remplit ses cahiers de « phrases assassines et drôles » qu’elle juge « fanées » dès la page tournée. Pas toutes, heureusement pour ses lecteurs. Sur Ségolène Royal par exemple, qui n’a droit qu’à quelques lignes. Il l’appelle « l’autre », la trouve « nulle » et se réjouit qu’elle « commence à débloquer plein pot » avec ses déclarations en Chine et au Moyen-Orient. Sans être rassuré pour autant, car « il n’est pas sûr que le fait d’être nul soit forcément un handicap dans ce pays ». Il est plus indulgent avec Jacques Chirac, qui lui téléphone de temps à autre pour l’encourager. S’il trouve son message télévisé d’adieux « convenu et démodé », il reconnaît « de l’énergie chez ce vieux lion ».
Réunion de l’équipe pour commenter les derniers sondages : « Si je suis à 30 % au premier tour, c’est qu’on a les électeurs de Le Pen. » Sinon, « on plonge ». Le 22 avril, il triomphe : « 30 % dans un pays qui vote à 85 %, c’est un raz-de-marée. » Il brocarde « ces connards » qui trouvaient que sa campagne était nulle : « Vous pourrez dire que l’animation des thèmes, c’est moi qui l’ai portée. » Et c’est vrai. Il s’est toujours « foutu » des conseils qu’on lui prodiguait, sauf s’il s’agissait de changer de chemise pour une émission ou de ne pas oublier un mot gentil pour les techniciens de plateau. Il ne fera qu’une exception lors de son face-à-face avec Ségolène Royal. Il prête une oreille pour une fois attentive aux recommandations de Pierre Giacometti, le politologue de CSA : « Écoute, sérénité, respect Moins tu l’interromps mieux c’est (tout le monde se tutoie en Sarkozie), sauf pour lui dire précisez-nous, expliquez-nous, ça fera concret, alors que pour les gens, la gauche n’est pas dans le réel. »
Il survole les journaux sans les lire, indifférent aux centaines d’éditoriaux et de reportages, demande une fois « ce que vaut le bouquin de Catherine Nay », déjà best-seller en librairie. « Et le reste, pas trop de conneries ? » Il se désintéresse de ce qu’on pense de lui, « j’appartiens à mon public », remarquant avec réalisme ou naïveté : « Je plais en étant moi-même, pourquoi voulez-vous me changer ? » Et quand Reza lui rit gentiment au nez parce qu’il a décidé de commencer son discours aux jeunes par ces mots : « Je veux être le président du XXIe siècle », il lui lance sur le même ton : « Tu ris, moi je t’emmerde ! » Une petite phrase de plus pour ses carnets. Jamais complaisante, elle ne lui passe rien de ce qui la choque ou l’agace, sa vantardise, son goût du clinquant, ses autosatisfactions.
Mais à la longue, l’admiration pour ses dons, sa compétence l’emporte sur ses réticences. Il fait tout ce qu’il peut, à fond. Malgré la « vigilante raideur » dont elle s’était armée dès leur premier entretien, elle s’est laissé atteindre par sa force de séduction où elle distingue « une gaucherie ensorcelante pour faire passer son idée ». Elle avoue même lui trouver de l’allure, éprouver pour lui de l’affection. Pour leur dernier entretien dans le bureau de l’Élysée où il est enfin installé – « un peu triste, non ? » -, elle lui demande ce qu’il n’a jamais voulu, « une conversation réelle ». Il lâche à mi-voix : « Je veux vivre. » Elle l’interroge en vain : « Ça veut dire quoi ? » Elle ne tirera rien d’autre de l’entretien, rien du moins pour « l’écriture ». Elle se rappelle alors ce que lui avait dit un jour Patrick Devedjian : « Le pouvoir, c’est comme l’horizon, plus il s’approche, plus il s’éloigne… Mais il faut voir le paysage derrière la montagne. »
Mais y a-t-il un paysage ? Pour Yasmina Reza, et ce sera la dernière touche du portrait de son antihéros, « il n’est même pas sûr qu’il y ait quoi que ce soit ». Tout le livre est dans ces mots, et on se demande alors si le vrai portrait n’est pas celui de Reza par elle-même.
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