Le plus documentaire des deux
Les deux films ont fait l’événement au dernier Festival de Cannes. Mais à part cela, et à part le fait que leurs réalisateurs ont tous deux remporté une Palme d’or, celle de cette année pour le premier et celle de 2002 pour le second (avec Fahrenheit 9/11), tout semble distinguer, voire opposer, le film roumain 4 mois, 3 semaines, 2 jours et le dernier Michael Moore Sicko, qui sortent à une semaine d’intervalle sur les écrans en Europe.
Le film roumain, déjà encensé par la critique au lendemain de sa projection sur la Croisette, est une pure fiction. Ce « petit film » au regard de ses moyens, tourné en trente-deux jours, raconte avec un grand talent esthétique et un sens du rythme jamais pris en défaut, une histoire a priori minimaliste qui se déroule en vingt-quatre heures et où chaque détail compte et fait mouche. En bref, deux jeunes filles, la brune Gabita et la blonde Ottilia, entreprennent d’organiser un avortement clandestin – celui de la première – dans la Roumanie de l’époque Ceaucescu, qui interdit et réprime sévèrement cette pratique. Dans une ambiance cafardeuse, que plombe de surcroît le médecin sans scrupule et incompétent qui s’est proposé moyennant une grasse rémunération pour l’intervention, l’affaire ne se passe pas bien. Mais la solidarité sans faille d’Ottilia envers Gabita permet d’éviter le pire.
Tout autre est Sicko, un pur documentaire en théorie. Avec de gros moyens, car Moore a pris plusieurs années pour le réaliser et est allé tourner dans de nombreux pays, le succès planétaire de ses précédents films lui permettant désormais de disposer de budgets conséquents, il entreprend de démontrer que le système d’assurance maladie américain est totalement déficient et profite surtout aux grandes sociétés pharmaceutiques ou d’assurances et non pas aux patients. À la différence des systèmes de santé européens ou même de certains pays du Tiers Monde, comme Cuba, où l’on se préoccupe avant tout des malades, et pas seulement de ceux qui sont riches comme aux États-Unis. Privilégiant la forme du pamphlet, recourant souvent à l’humour, ce film est à la fois convaincant pour l’essentiel et très douteux au niveau de ses arguments. Moore, comme à son habitude, se moque en effet de la véracité de chaque témoignage retenu ou de chaque élément avancé tant qu’ils servent son propos. Du coup, son film, sans que cela risque de nuire à son succès public, déjà avéré dans son pays et probable bientôt ailleurs, n’a guère été prisé par la critique, le jugeant fort démagogique et cinématographiquement plus efficace que créatif.
Ces deux films, pourtant, ont des mérites qui les rapprochent. Car tous deux nous captivent en réussissant à « faire passer » un sujet sérieux et réaliste sans être prisonnier du genre auxquels ils appartiennent. Sicko est certes un documentaire, mais il prend souvent la forme d’une fiction en mettant en scène des témoins jamais montrés de façon neutre et, surtout, son propre réalisateur : comme toujours lui-même la véritable vedette du film, il intervient à tout moment en se plaçant au centre de situations qu’il a créées à dessein pour faire surgir des « vérités » cachées. Un procédé du type fictionnel très efficace en effet et qu’on ne peut lui reprocher que si on lui applique les critères de jugement adaptés aux documentaires « classiques ». Quant à la valeur esthétique des films de Moore, elle n’est sans doute pas extraordinaire, mais elle ne nuit pas à son projet, d’évidence moins « artistique » que politique au sens large. Quant à Cristian Mungiu, qui n’en est pourtant qu’à son deuxième film, il éblouit le spectateur malgré l’aspect glauque de son sujet précisément parce qu’il nous parle de l’univers des dictatures et du totalitarisme mieux que ne pourrait le faire tout documentaire. Et il réussit dans son entreprise justement parce qu’il se situe au niveau des individus, des émotions, là où l’on peut toucher le spectateur, mais sans jamais oublier de montrer en arrière-plan le contexte qui justifie ou provoque ces émotions et détermine les trajectoires individuelles.
On dit souvent cette banalité que la réalité est plus forte que la fiction. On oublie que ce n’est vrai qu’à la condition que cette réalité prenne la forme d’une fiction. Les cinéastes, comme les écrivains, viennent nous le rappeler quand ils ont du talent. Quel que soit le genre à travers lequel ils s’expriment.
Sicko, de Michael Moore (sortie à Paris le 5 septembre) ; 4 mois, 3 semaines, 2 jours, de Cristian Mungiu (sorti à Paris le 29 août).
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