La fin d’un monde
Décédé le 27 août, Driss Basri, le tout-puissant ministre de l’Intérieur d’Hassan II, emporte dans la tombe tous ses secrets. À moins que…
Ironie du hasard – et parfaite illustration de l’adage selon lequel on ne choisit pas ses voisins -, c’est à l’ombre du bâtiment qui abrite le siège du Conseil consultatif des droits de l’homme que l’ancien superflic du royaume, exécuteur redouté des hautes et basses uvres du roi Hassan II pendant un quart de siècle, a été inhumé le 29 août à Rabat. Décédé l’avant-veille à Paris d’un cancer du foie, Driss Basri, 69 ans, repose désormais au cimetière des Martyrs de la capitale marocaine, là où sont enterrées la plupart des personnalités politiques du pays depuis l’indépendance. Le roi Mohammed VI avait dépêché aux obsèques son ministre de l’Intérieur Chakib Benmoussa. Une demi-douzaine de députés et quelques anciens collaborateurs du tout-puissant vizir en disgrâce depuis huit ans s’étaient, eux aussi, joints à la famille en cet après-midi ensoleillé. Les Marocains, eux, avaient la tête ailleurs. Cela faisait longtemps, il est vrai, qu’à leurs yeux cet animal makhzénien qu’ils ont tant adoré haïr n’était plus qu’un cadavre politique.
Efficace, sans état d’âme
Miné par la maladie, dont son visage portait les stigmates, Driss Basri est mort en niant jusqu’au bout les ravages, les souffrances et les métastases de son cancer. Lui qui vivait son exil comme une profonde injustice, entre rage, orgueil et mépris, avait fait du courage physique un ultime refuge et peut-être une forme d’expiation, ici-bas, d’une vie où le doute et le remords n’eurent jamais leur place. Natif de Settat, fils d’un obscur gardien de prison, cet homme à l’expression bourrue et souvent approximative qui n’oublia jamais son extraction populaire est un pur produit de la police marocaine. Commissaire, puis directeur au ministère de l’Intérieur, ce licencié en droit prend la tête de la DST en 1973 avant d’être nommé secrétaire d’État, puis ministre de l’Intérieur en 1979, fonction qu’il occupera pendant vingt ans – dont dix ans, cumulativement avec celle de ministre de l’Information. Au cur des « années de plomb », Driss Basri n’a qu’un seul maître : le roi Hassan II, devant lequel il est en permanence au garde à vous. Le souverain était l’Être, lui le Néant. Il ne lui pose jamais de questions, ne rapporte aucun de ses propos et ne parle de lui qu’au féminin de majesté. Son zèle est aveugle, sa fidélité totale et son efficacité sans aucun état d’âme. Jusqu’à la mort du roi, en juillet 1999, Driss Basri règne sur une toile d’araignée sécuritaire redoutable qu’il est le seul à contrôler. Il met en place un système de surveillance et de renseignement dont la base repose sur les mokaddems, ces îlotiers du Makhzen, et dont le sommet est constitué d’un petit groupe de collaborateurs entièrement dévoués, issus pour certains des meilleures universités françaises et américaines.
Avec la famille royale en revanche, ses rapports furent distants, parfois exécrables. Ainsi, le prince héritier Sidi Mohammed – le futur Mohammed VI – ne cache guère la répulsion que lui inspire un homme dont l’une des missions consistait à surveiller ses propres fréquentations. Grand ordonnateur des manipulations électorales, créateur de partis croupions forgés de toutes pièces, il entretient avec les grandes formations politiques des relations ambiguës, mélange d’intimidation et de séduction. Impitoyable avec les militants des droits de l’homme, il se montre, en matière de communication, à la fois modernisateur et censeur, corrupteur et convivial. Au Sahara occidental, grande affaire de ces années-là, Basri se comporte en proconsul répressif et paternaliste, étouffant la moindre velléité de contestation sahraouie. Le personnage, qui a fait des terrains de golf – sa passion – un bureau à ciel ouvert où sa gestion quasi médiévale des hommes pouvait s’étaler tout à loisir, se montre volontiers cinglant, parfois méprisant. Dissimulateur professionnel et homme de sincérités successives, il estime ne devoir la vérité qu’à son maître suprême. Le décès de ce dernier signe donc l’arrêt de mort politique d’un ministre aussi détesté qu’il était omnipotent. D’autant que tout le Maroc sait que ni lui, ni sa famille, ni ses courtisans ne furent insensibles à un climat d’affairisme et d’enrichissement personnel d’ailleurs vivement encouragé par Hassan II lui-même.
« Premier partout »
Après trois mois et dix-jours jours qui furent sans doute les plus pénibles de son existence, c’est un Driss Basri brisé et inconsolable de la mort de son Pygmalion qui est brusquement limogé par le jeune roi Mohammed VI, le 9 novembre 1999. Sa descente aux enfers commence, elle ne s’arrêtera plus. Lui ne se résigne pas à n’être qu’un ex-ministre en préretraite, et les couteaux se multiplient pour frapper l’animal à terre. La conjonction de ces deux phénomènes sera terrible. Humilié et déjà malade, Basri ne trouve plus aucun défenseur : ses affidés le fuient et l’armée de ceux qui affirment avoir été persécutés par lui – quitte, parfois, à affabuler, histoire de faire oublier des complicités gênantes – se fait chaque jour plus nombreuse. Avoir eu maille à partir avec Si Driss se porte comme une décoration, et le pestiféré joue désormais seul au golf. L’étau judiciaire se resserre peu à peu autour de ses proches, de ses enfants et de son épouse. En janvier 2004, prétextant une hospitalisation à Paris, il quitte le Maroc pour ne plus y revenir.
Depuis son appartement du 16e arrondissement, Driss Basri se mue très rapidement en imprécateur. Dans un retentissant entretien à Jeune Afrique paru en mars 2005, il tire à boulets rouges sur l’entourage du roi, fustige le projet d’autonomie du Sahara occidental et ne s’arrête qu’à un millimètre du souverain lui-même. Surtout, l’ancien « ministre de tout et de partout » se lance dans une entreprise aussi acharnée que désespérée de réhabilitation de sa propre image, lui qui n’a « jamais tué personne » et n’a fait que servir jusqu’au bout ce « géant » qu’était, selon lui, Hassan II. « Je suis un maître, dit-il, un grand maître. Je suis un maréchal du Maroc. Docteur en droit, grand humaniste, idéologue et philosophe de la monarchie, premier partout depuis le cours élémentaire, alors que ceux qui m’attaquent ne savent même pas lacer leurs bottes. Je suis un monarchiste honnête, eux ne sont que des monarchistes rapaces. Le Maroc, ils sont en train de l’enterrer ». À Rabat, où l’on pense que l’exil est un naufrage et où l’on parie sur l’épuisement du phénomène Basri, à force d’outrances, on se garde bien de lui répondre. À juste titre. Peu à peu, l’intérêt des médias pour le vizir déchu s’émousse et les diatribes de l’homme malade, qui s’efforce encore de faire bonne figure devant les rares visiteurs de passage, sonnent désormais dans le vide. Lui qui eut, du temps de sa splendeur, toute la France de « notre ami le roi » à ses pieds est seul et ses amis journalistes, souvent de grands noms, qui ne rechignaient pas hier à bénéficier de l’embarrassante hospitalité de cet homme Protée – petits cadeaux, juteux contrats et effet Mamounia – sont aux abonnés absents.
Lâche soulagement
En réalité, la plupart de ceux qui bénéficièrent des largesses du vice-roi du Maroc ne craignaient qu’une seule chose : que le disque dur de sa mémoire soit un jour décrypté. Ceux-là ont dû ressentir un lâche soulagement en apprenant son décès, alors que d’autres, et notamment les historiens, ne pourront que regretter la disparition sans laisser de traces d’une telle mémoire du Maroc contemporain. De l’assassinat de Ben Barka à la mort « accidentelle » du général Dlimi en passant par les complots d’Oufkir et les dessous de l’affaire du Sahara, Driss Basri était la seule personnalité encore en vie à avoir fréquenté le jardin secret du monarque Hassan II. « Rédiger mes mémoires ? Oui, c’est possible », nous avait-il confié, énigmatique et pathétique, lors de notre dernière rencontre à Paris, « mais je ne déballerai rien, aucun scoop, aucun secret d’État. Driss Basri ne trahit pas les morts. Bien sûr que tout est dans ma tête, j’ai une mémoire de chameau. Mais dire quoi que ce soit qui puisse porter atteinte à l’image de celui à qui je dois tout, Hassan II, ça jamais ! Je laisse ce soin aux autres, aux nains, aux ingrats et aux analphabètes. Driss Basri mourra avec ses secrets. » C’est désormais chose faite. À moins que cette petite phrase n’ait été une ultime façon de brouiller les pistes et que la boîte noire de celui qui se qualifiait lui-même de « bonne à tout faire » du défunt monarque ne soit d’ores et déjà décryptée. À Rabat déjà, la rumeur court d’un manuscrit d’outre-tombe
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