Grand jeu postcolonial

Un contentieux frontalier hérité de la Première Guerre mondiale ravive les tensions entre les deux mastodontes de l’Asie.

Publié le 4 septembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Malgré l’explosion de leurs échanges bilatéraux, qui sont passés de 260 millions de dollars en 1990 à plus de 20 milliards de dollars en 2006, et la signature d’un « partenariat stratégique et de coopération pour la paix et la prospérité » la même année, la tension n’a cessé de monter ces derniers mois entre l’Inde et la Chine. Si leurs dirigeants déploient autant d’efforts pour trouver des terrains d’entente économique, ce n’est d’ailleurs que pour mieux masquer un antagonisme profond lié à leurs cultures politiques diamétralement opposées (démocratie indienne versus communisme chinois), à leurs intérêts géostratégiques concurrents et à des contentieux frontaliers hérités de l’époque britannique.

Bref rappel historique. Séparés par l’Himalaya, ces deux pays-civilisations millénaires ont réussi à cohabiter pacifiquement jusqu’à l’époque moderne. Lors de la première confrontation militaire, en 1962, l’armée populaire de libération chinoise occupa une grande partie du nord-est de l’Inde, sans doute pour mettre fin aux états d’âme indiens concernant le Tibet, avant d’être obligée de se retirer sous la pression internationale. Depuis cet affrontement humiliant pour l’Inde, les relations entre Pékin et New Delhi ont été plutôt fragiles, voire tendues, mettant à mal l’idée de la « Chininde », qui existe peut-être davantage dans l’esprit des journalistes et des commentateurs occidentaux que dans celui des stratèges des deux pays concernés.
À l’origine des récentes tensions entre les deux capitales, l’incapacité de leurs émissaires à résoudre les contentieux frontaliers qui empoisonnent les relations sino-indiennes depuis près d’un siècle. L’Inde revendique la région d’Aksai Chin, située dans le nord-est du Cachemire et rattachée unilatéralement au Tibet par les Chinois en 1959. La cession à la Chine par le Pakistan d’un ruban de terre au nord du Cachemire – « occupé par les militaires pakistanais », selon la terminologie indienne -, n’a rien arrangé. Pékin, pour sa part, réclame la totalité de l’Arunachal Pradesh, une province indienne de 90 000 km2 environ, à l’extrémité nord-est du pays. La ligne Mac-Mahon, qui a fixé en 1914 la frontière entre l’Inde et la Chine tout le long de la ligne de crête de l’Himalaya oriental, entérine le rattachement de cette région à l’Inde. Les Chinois ont toujours contesté la légalité de ce tracé frontalier imposé par les Britanniques, qui fait peu de cas, disent-ils, de l’histoire tibétaine. En effet, le sixième dalaï-lama (Tsangyang Gyamtso, 1683-1706) est né à Tawang, dans l’Arunachal Pradesh (rebaptisé « le Tibet méridional » dans les documents officiels chinois), où se trouve l’un des monastères bouddhistes les plus importants pour les Tibétains.
Pékin a récemment réaffirmé haut et fort ses revendications territoriales et sa volonté de ramener la province indienne dans le giron tibéto-chinois, obligeant le ministre indien des Affaires étrangères, Pranab Mukherjee, à rappeler publiquement, en juin dernier, suite à sa rencontre houleuse avec son homologue chinois, que « la Constitution indienne interdit tout abandon de souveraineté sur un territoire habité et représenté par des députés au Parlement central ». Pour la presse indienne, l’ampleur prise par ce différend frontalier s’explique par les inquiétudes chinoises croissantes à propos de l’évolution du Tibet. Pékin craint que la disparition de l’actuel dalaï-lama, âgé de 73 ans, n’ouvre une période d’instabilité et que le célèbre monastère de Tawang ne devienne le lieu de ralliement des indépendantistes, soutenues par la diaspora tibétaine, mais aussi par les Indiens et les Américains. Par ailleurs, les Chinois constatent avec irritation que soixante ans de communisme n’ont pas entamé l’attachement des Tibétains pour leur chef spirituel et qu’à chacune des visites du dalaï-lama à Tawang des milliers de Tibétains franchissent la frontière en catimini pour apercevoir celui qu’ils considèrent comme leur dieu vivant.

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Pour nombre d’observateurs, les visées territoriales de Pékin dans le nord-est de l’Inde s’inscrivent dans sa politique d’encerclement et de containment de son voisin transhimalayen. Cette politique a débuté dans les années 1970 avec le rapprochement sino-pakistanais, Pékin soutenant Islamabad contre New Delhi dans l’affaire du Cachemire. En outre, chacun sait que le Pakistan a bénéficié du savoir-faire chinois pour le développement de ses capacités nucléaires. La Chine participe également au financement et à la construction des équipements routiers et navals stratégiques tant au Pakistan qu’au Myanmar. Le rattachement éventuel de l’Arunachal Pradesh au Tibet lui permettrait d’attirer dans son orbite des pays comme le Bhoutan ou le Bangladesh, qui ont des frontières communes avec la province indienne. Pékin a signé de nombreux accords avec le Bangladesh et négocie actuellement avec Dacca la vente de réacteurs nucléaires contre l’exploitation du gaz bangladais et l’accès au port de Chittagong, afin de sécuriser les routes maritimes de ses importations. Le rapprochement de l’ex-empire du Milieu avec les petits pays de l’Asie méridionale a déjà porté ses fruits : depuis 2005, la Chine a été autorisée à assister aux rencontres de l’Association d’Asie du Sud pour la coopération régionale (Saarc) en qualité d’observateur, au grand dam de New Delhi.

Comme on peut l’imaginer, les Indiens ne sont pas restés les bras croisés face à l’influence croissante de leur voisin outre-himalayen dans une région qui a longtemps été leur chasse gardée. L’Inde a réagi en se faisant admettre à son tour dans des organisations régionales telles que la Communauté de l’Asie orientale (EAC) et l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO), dominées par la Chine. Elle s’est également rapprochée du Japon, l’autre grande puissance régionale, et des États-Unis, avec lesquels elle a signé un traité de coopération nucléaire qui lui permettra d’importer des technologies sensibles et des combustibles pour développer son industrie nucléaire civile, et ce en dépit du fait que New Delhi n’a jamais signé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
Or, plus que cet accord en soi, qui d’ailleurs divise profondément la classe politique indienne, compromettant son entrée en vigueur effective, la Chine ne voit pas d’un bon il le rapprochement stratégique naissant entre Washington et New Delhi. Signe de cette coopération grandissante : pour la première fois, les marines des deux pays vont participer dans les prochains jours, aux côtés des Japonais, des Australiens et des Singapouriens, à des manuvres navales dans le golfe du Bengale pour sécuriser les lignes de passage des pétroliers. Lors d’une visite récente à New Delhi, le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, a évoqué, pour sa part, la création d’un « arc de liberté et de prospérité » encerclant les démocraties d’Asie et du Pacifique. Objectif inavoué de ces initiatives : contrer l’influence de la Chine communiste. Mais l’Inde peut-elle se prêter à ce nouveau « grand jeu » sans prendre le risque de sacrifier une part de sa souveraineté ? Une question quasi faustienne qui a mis récemment en ébullition le Parlement indien, appelé à entériner le traité de coopération nucléaire avec les Américains.

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