Abdullah Gül
Longtemps considéré comme un brillant mais éternel second, le cofondateur du parti islamo-conservateur a été élu président de la République turque au terme d’une bataille qui aura duré trois mois.
Drôle de Turquie : depuis le 28 août, le onzième président de la République laïque et indivisible est un ancien islamiste, converti il est vrai en « musulman-démocrate » !
Trois mois après la crise politique suscitée par sa candidature, Abdullah Gül, 56 ans, unanimement reconnu comme le responsable le plus compétent du Parti de la justice et du développement (AKP) et jusque-là détenteur du portefeuille des Affaires étrangères, a été élu pour sept ans par le Parlement. Il pourra désormais nommer les principaux hauts fonctionnaires du pays et disposer d’un droit de veto sur les lois. Autant dire que pour ce poste ultrasensible, l’armée, et plus largement le « camp laïc », qui soupçonne l’AKP d’islamisme rampant, n’avait pas retenu Gül dans son casting. Son prédécesseur, Ahmet Necdet Sezer, ne conviait jamais son épouse aux réceptions officielles au motif qu’elle porte le türban. Madame Gül s’était précédemment illustrée en attaquant l’État turc devant la Cour européenne des droits de l’homme (avant de retirer sa plainte en 2004) parce qu’elle s’était vu refuser l’accès à l’université en raison de son foulard.
En mai, Gül a bien cru qu’il ne franchirait jamais le seuil de la Çankaya, le palais présidentiel, ses adversaires ayant tout fait pour torpiller sa candidature : manifestations monstres dans les grandes villes, communiqués menaçants de l’état-major et, pour couronner le tout, décision de la Cour constitutionnelle d’interrompre le processus électoral, conduisant à des élections législatives anticipées. En vain : le 22 juillet, les Turcs ont massivement soutenu l’AKP (46,6 % des voix), et le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, en a profité pour imposer une seconde candidature de son « frère » Gül.
Les deux hommes forment en effet un duo inséparable, forgé par des années de militantisme et d’épreuves. Mais, autant le premier est cassant et colérique, autant le second est jovial et tout en rondeurs. Gül reste pourtant très discret : tout juste connaît-on son hobby – la photographie – et son penchant pour les costumes à rayures – on le surnomme « Al Capone » en famille.
Il est surtout un habile négociateur capable, selon ses détracteurs, de mentir avec aplomb. Autant de qualités et de défauts que l’on prête aux habitants de sa ville natale, Kayseri, en Cappadoce, cité de négociants et haut lieu de l’islam politique turc. Issu d’une famille modeste, Gül tient de son imam de père, qui lui apprit à lire le Coran, la piété et le goût de la politique (ce dernier se présenta à la députation en 1973 sous les couleurs du Selamet, le parti du vieux chef islamiste Necmettin Erbakan).
Avant de décrocher un doctorat d’économie à l’université d’Istanbul en 1983, le jeune Abdullah complète ses études en Grande-Bretagne, d’où il revient parfait anglophone. En 1980, il épouse Hayrünisa Özyurt, elle aussi originaire de Kayseri, malgré les réticences de la belle-famille, beaucoup plus fortunée que la sienne, qui invoque leur différence d’âge (elle n’a que 15 ans, lui près de 30). Elle lui donnera deux fils et une fille.
De 1983 à 1991, Gül est économiste à la Banque islamique de développement, à Djeddah (Arabie saoudite). Ce qui lui permet de tisser des liens d’amitié avec la famille régnante saoudienne et plusieurs dynasties du Golfe. Et de se mettre à l’abri dans la période troublée qui suit le coup d’État militaire de 1980.
Car Gül brûle de se lancer en politique. Ce qu’il fait dès son retour en Turquie, en 1991, dans les rangs du Parti de la prospérité (Refah, islamiste), dont il est élu député. Deux ans plus tard, il en devient vice-président, chargé des affaires internationales. Logique : il est l’un des rares au sein du mouvement à connaître l’Occident.
En 1996, il est porte-parole du gouvernement de coalition dirigé par Necmettin Erbakan, mais se montre critique lorsque le Premier ministre se rend chez le colonel Kadhafi pour sa première visite à l’étranger. Les événements lui donneront raison : un an plus tard, l’armée reprend la main et contraint l’impudent à signer le décret mettant fin à ses fonctions.
À l’instar de Recep Tayyip Erdogan, autre étoile montante du Refah, Gül opte alors pour le pragmatisme. Leur évolution réformatrice se fait au sein du Parti de la vertu (Fazilet), qui a succédé au Refah, dissous pour « activités antilaïques ». Prenant la tête de la faction modérée, Gül s’oppose à Recai Kutan, le bras droit d’Erbakan. Lors de la scission du Fazilet, Erdogan et lui choisissent le camp des modérés et, en août 2001, fondent ensemble l’AKP.
Gül s’installe dans le rôle du brillant mais éternel second. Quand l’AKP remporte les législatives de novembre 2002 et que son leader est frappé d’inéligibilité pour avoir récité lors d’un meeting un poème d’inspiration islamo-nationaliste, Gül occupe à sa place le poste de Premier ministre. Et le lui rend en mars 2003, une fois la sanction levée. Il devient alors ministre des Affaires étrangères. Logique, là encore : fin connaisseur du dossier européen (il fut membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe de 1992 à 2001), il a animé les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, dont l’AKP a fait sa priorité.
Depuis l’offensive américaine en Irak en 2003, il s’efforce, tout en restant l’allié des États-Unis, de gagner en influence dans le monde arabo-musulman. Il est l’un des principaux artisans du rapprochement avec Damas et Téhéran, eux aussi aux prises avec une minorité kurde et inquiets de l’évolution de la situation irakienne.
Aujourd’hui, c’est au tour d’Erdogan, qui rêvait d’être président, de s’effacer au profit de son compagnon que l’establishment kémaliste déteste un peu moins que lui et dans lequel beaucoup de Turcs se reconnaissent : monsieur « Rose » – la signification de son patronyme – incarne la montée en puissance de la nouvelle bourgeoisie d’Anatolie, conservatrice et religieuse, mais aussi proeuropéenne et convertie à l’économie libérale.
Voilà enfin Gül au centre du jeu : il cristallise les pires craintes du camp laïc et porte tous les espoirs de son parti. À lui de montrer qu’il sera le président de tous les Turcs et saura résister aux vents contraires. La veille de son élection, le chef d’état-major, Yasar Büyükanit, a une nouvelle fois prévenu que l’armée ne tolérerait aucune atteinte à la laïcité. Le nouveau président s’en doutait déjà un peu
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